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La Défense belge : privilégiée ou bien public superfétatoire ?

Les choix concernant le remplacement du F-16 seront indicatifs de l’évolution de la politique de défense belge. (©US Air Force)
Dans son dossier « Les Clés de l’actualité », Le Soir du 18 novembre présentait notamment l’interview de l’« expert » C. Wasinski et nous nous interrogeons sur certains aspects de son analyse.

Sur le plan budgétaire, il avance d’abord que « la réduction des budgets de la défense est normale avec la fin de la guerre froide ». Nous sommes bien d’accord, sauf que cette réduction a débuté dès 1983. En 33 ans, la défense belge a été amputée d’un pouvoir d’achat d’un budget annuel complet ! En outre, malgré l’incessante croissance des demandes d’interventions, les réductions budgétaires continueront encore : d’après les estimations, le budget de 2019 ne représentera plus que 0,48 % du PIB, alors que le taux de nos dépenses de défense par rapport au PIB sera de 0,83 % !

Plus loin, il critique la Défense comme bien public : « je crois que lorsque l’on constitue un budget militaire, il doit être responsable sur le plan social. Il ne peut pas se faire au détriment de n’importe quel autre type de dépenses ». Cette opinion est surprenante ; la Défense (Protection civile incluse), ne représente que 1,61 % des dépenses des administrations publiques, tous niveaux de pouvoir confondus ! Soutenir que le financement de la défense se fasse au détriment de quelque responsabilité ou action publiques que ce soit est donc douteux.

Par ailleurs, s’il est vrai que « la menace est moindre », cela ne vaut que pour celle d’une guerre potentiellement nucléaire entre le Pacte de Varsovie et l’OTAN ! À la guerre froide – paradoxalement “confortable” parce que limpide – ont succédé des risques nouveaux, liés à des politiques d’oppression, à des instabilités régionales, à des conflits ethniques, à l’effondrement de l’ordre politique et au marasme économique dans plusieurs régions du monde. Par ailleurs, c’est une première depuis 1991, un État européen a été envahi : la Russie a ainsi tourné le dos à un système de sécurité européen centré sur la négociation. S’y ajoutent les crises économiques successives. Le monde bipolaire de 1989 a cédé le pas à un monde multipolaire marqué par des risques diffus, l’apparition de nombreux foyers de crise et de nombreux conflits internes et régionaux. Les multiples interventions armées depuis vingt ans – bien plus nombreuses que pendant la Guerre Froide – en attestent.

Une autre phrase de M. Wasinski étonne encore : « La défense … doit d’abord être pertinente par rapport aux citoyens belges, qui paient pour elle, avant d’être pertinente à l’égard d’alliés ». Le temps de la défense « nationale » et des soldats « debout sur la frontière » est révolu depuis longtemps : les missions s’effectuent en milieu international, sous les auspices d’organismes internationaux comme l’ONU, l’OTAN et l’UE ou, plus rarement, de façon bi- ou multinationale. En outre et en général, les interventions au Kosovo, en Libye et en Syrie s’appuyèrent en tout ou en partie sur la Charte des Nations unies. En partie, quand la légitimité morale d’intervention contre les exactions précéda la légitimation onusienne, toujours plus lente que les massacres au sol. En tout, lorsque les interventions le furent sans violation du droit, quand bien même la lecture des motifs d’interventions furent plurielles selon les participants. Pour la Belgique, la participation aux engagements multinationaux est toujours prudente dans la prise de risque, et volontariste pour faire en sorte que lesdites interventions soient couvertes par la caution onusienne.

Enfin, faut-il encore rappeler qu’il n’y a pas de solution simple face au jihadisme : la réponse ne peut être que globale et pluridimensionnelle, sécuritaire, éducationnelle, policière et militaire. La réponse militaire ne peut systématiquement être la plus mauvaise dès l’instant où la menace ne peut, parfois, être traitée autrement… De ce point de vue, les réponses préconisées par M. Wasinski sont déjà coulées en pratiques (« approche globale », « stratégie intégrale ») et le fait que le militaire ne suffise pas est admis dans les débats depuis 15 ans.

Au-delà, encore faut-il admettre que les forces ne peuvent s’adapter à coups de perturbations budgétaires. Contrairement à ce qui est dit, elles ont bien un projet et une direction politique : par définition, les armées servent à faire face à l’incertitude. Leurs structures ne peuvent être adaptées « à la demande », suivant les contingences : l’acquisition de savoir-faire prend des années et leur abandon ne permettrait pas une réacquisition rapide en cas de besoin. Procéder ainsi pourrait également être un danger pour la sécurité internationale : d’ici quelques années, la politologie devra analyser en quoi la perception russe de la faiblesse des armées occidentales a poussé V. Poutine à envahir puis à annexer la Crimée.

En ce sens, la succession de réformes depuis 1992, du fait d’une vision plus managériale que stratégique, à produit des effets très difficilement réversibles. Pour l’heure, la mutualisation de la sécurité à travers l’OTAN a amoindrit les effets des abandons capacitaires. Mais l’OTAN ne fonctionne que par l’investissement de tous – en particulier à l’heure où D. Trump entend réévaluer la participation américaine. Or, huitième pays le plus riche de l’Union européenne, la Belgique ne peut politiquement plus faire payer sa sécurité par d’autres.

Article paru sur le blog de DSI, le 8 décembre 2016.
À lire aussi sur ce sujet : « L’agonie des forces armées belges », Joseph Henrotin, paru dans DSI n°112, mars 2015.

À propos de l'auteur

André Dumoulin

Politologue de défense, André Dumoulin est chercheur à l'Institut Royal Supérieur de Défenses (IRSD) à Bruxelles et chargé de cours à l'Université de Liège (ULg). La politique européenne de sécurité et de défense, les interactions UE-OTAN et UE-UEO, les politiques de dissuasion et les doctrines nucléaires, la politique de sécurité et de défense de la Belgique sont ses domaines de compétences et de recherche.
Il est également membre du Réseau multidisciplinaire d’études stratégiques (RMES), dont il est directeur de collection, et collabore régulièrement à l’Annuaire français de relations internationales (AFRI), à la Documentation française et à la revue Défense et sécurité internationale (DSI).

À propos de l'auteur

Joseph Henrotin

Rédacteur en chef du magazine DSI (Défense & Sécurité Internationale).
Chargé de recherches au CAPRI et à l'ISC, chercheur associé à l'IESD.

À propos de l'auteur

Wally Struys

Professeur émérite en économie de défense, École royale militaire de Bruxelles.

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