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Actualité des principes de la guerre en montagne

Entretien avec Cyrille Becker, colonel (Terre), auteur de Relire “Principes de la guerre de montagnes” du lieutenant général Pierre-Joseph de Bourcet (Economica, Paris 2008), et docteur en histoire contemporaine avec une thèse intitulée Le général Paul Arvers (1837 – 1910) et la naissance de l’alpinisme militaire français  » (2015).

Les années 2007-2008 ont été relativement riches pour la pensée autour de la guerre en montagne, entre votre ouvrage et celui de Pierre-Joseph Givre, Hervé de Courrèges et Nicolas Le Nen – ce qui peut s’expliquer par notre engagement en Kapisa et Surobi. Mais au-delà pense-t-on assez la guerre en montagne ou « en verticalité » ? 

Ces années 2007-2008 font référence à la récente intervention française massive en Afghanistan, en Kapisa, alors que le bataillon français n’était auparavant déployé qu’à Kaboul et sur une partie de la plaine de Surobi. Cette intervention en zone escarpée a redonné son importance aux opérations en montagne. Pourtant, la guerre en montagne est toujours considérée comme marginale car trop audacieuse : « L’attaque et la défense d’un pays de montagnes doivent être classées parmi les plus difficiles des opérations militaires » écrivait le baron von Kuhn. Ainsi, il faut des troupes spécialement entraînées pour combattre en pays montagneux dont le caractère propre est d’accroître toutes les difficultés. En montagne le soldat quitte les prescriptions habituelles de plaine, mesure l’éloignement en heures et non plus en distances, les fronts en projection verticale et non en élongation horizontale, les tirs en inclinaison et non en direction.

Dans un contexte de contre-rébellion, la victoire globale ne s’acquiert pas avec les seuls moyens militaires car, dans ce conflit moderne, les insurgés, soldats aguerris qui connaissent parfaitement les vallées et les crêtes, les parties hautes et les cheminements bas, y utilisent des modes d’action non conventionnels qui réduisent en montagne la liberté de manœuvre de la force : terrorisme, engins explosifs improvisés et tirs de harcèlement. Face à cette menace, les opérations montagneuses visent alors un effet tactique sur le terrain ou sur l’ennemi, sans jamais oublier de prendre en compte la population, acteur politique majeur. Alors, l’aspect interarmes (synergie des capacités opérationnelles : manœuvre des unités, des feux, et primauté du renseignement) est essentiel, tout autant que la préparation de la troupe à durer, à être en excellente condition physique, à restituer les actes élémentaires individuels et collectifs à quelque niveau que ce soit.

Bourcet est l’un des grands noms de la pensée stratégique française et il s’est notamment distingué dans son approche des opérations en montagnes. Son originalité réside-t-elle uniquement dans une étude méticuleuse du terrain et dans son rapport aux états-majors ? 

Bourcet a l’expérience de plus de vingt campagnes dont la majorité en milieu montagneux et une maîtrise absolue des emplois tenus : géographe, ingénieur en chef, brigadier d’infanterie ou d’ingénieurs, enfin chef de l’état-major des armées du Roi. Originaire du Dauphiné, il a créé à Grenoble la première véritable école d’application des officiers du service d’état-major, école où de jeunes officiers recevaient une formation adéquate. Il a surtout rédigé en 1775 un ouvrage, les Principes de la guerre de montagnes. Partant d’une méthode simple, l’analyse du terrain et de la connaissance du pays, Bourcet propose des positions et marches d’armées en montagne et établit des plans de campagne et des projets de guerre qui caractérisent l’objet général d’une armée en campagne. Il illustre enfin ses principes par une campagne factice dans un pays connu, ce qui est vraiment moderne à l’époque.

Bourcet a pleinement contribué au développement de la science militaire et posé les fondements des états-majors modernes : principes de formation des officiers, description et application d’une méthode d’état-major. Précurseur dans de nombreux domaines, les Principes sont l’un des premiers ouvrages qui propose de rendre systématique différents procédés comme l’analyse de la situation (estimate of the situation), qui enseigne des méthodes pratiques comme l’étude des campagnes factices (jeu de guerre ou wargaming), qui établit le plan à plusieurs branches et l’application des lignes d’opérations, qui décrit le principe divisionnaire et définit le principe de la dispersion calculée. Bourcet a fait le lien entre le corps d’état-major, l’ensemble des officiers affectés en état-major, et le service d’état-major, l’ensemble des domaines spécifiques à enseigner ou à connaître. Bref, les Principes de la guerre de montagnes ont théorisé les méthodes qui sont encore enseignées dans les écoles d’état-major aujourd’hui.

Bourcet n’a pas été le seul à prendre en considération les opérations en montagne, Clausewitz l’a également fait. Si l’on sait que ses conceptions sont inachevées, sa pensée sur ce secteur constitue-t-elle une évolution par rapport à celle de Bourcet ?

Clausewitz consacre de longs chapitres à la guerre de montagne. Il part du principe qu’une contrée montagneuse exige le plus grand morcellement des troupes, contraint à scinder l’action et affaiblit partout la puissance du choc. Ainsi pour Clausewitz, un système de montagnes est propre à constituer une ligne de défense qui ferme passivement les routes et les passes par de petits forts ou de petits postes détachés qui, dans leur isolement, se prêtent le mieux à une « résistance relative » : « L’armée défend le terrain qu’elle occupe, et réciproquement le terrain défend l’armée qu’il abrite ».

Plus la montagne est élevée et inabordable, et plus on peut et doit augmenter le fractionnement des troupes de la défense. Mais il faut d’autant plus couvrir directement une contrée que l’on est moins en état de la protéger par des combinaisons de manœuvres et de mouvements. Ainsi la défense des Alpes exige-t-elle un fractionnement de troupes considérable et se rapproche de ce qu’il nomme le système défensif de cordon.

L’organisation défensive clausewitzienne est simple :

  • les postes principaux sont constitués d’un 1er échelon d’infanterie ;
  • un second échelon est constitué avec quelques escadrons de cavalerie et d’infanterie ;
  • le gros de l’armée est placé sur un point central et garde, en outre et en toutes circonstances, deux ou trois bataillons en seconde ligne ;
  • ce n’est que dans les cas les plus rares qu’on a conservé, sur les derrières, une réserve stratégique destinée à renforcer les points attaqués.

L’organisation d’une attaque de montagne ressortissant presque uniquement de la tactique et étant très difficile, Clausewitz se borne à quelques points qu’il rattache à la stratégie :

  • ne pouvant dévier de la route suivie ou se séparer en deux ou trois colonnes, il faut donc généralement n’y pénétrer que par plusieurs routes ou, mieux encore, sur un front un peu plus large ;
  • contre une ligne de défense très étendue l’attaque doit naturellement opérer avec toutes ses forces concentrées pour attaquer directement la ligne, la couper et la séparer de ses ailes ;
  • si le défenseur a pris une position plus concentrée, l’attaque doit surtout recourir aux mouvements tournants.

Jomini s’opposera à Clausewitz, qui prétend que le mouvement est la partie difficile de la guerre de montagnes, et prône que l’initiative est favorable. C’est ce que l’on trouve d’ailleurs chez Bourcet qui privilégie aussi une défensive active, à savoir une réunion en force sur quelques positions pour tenir les points clefs avant l’ennemi plutôt qu’une simple défense qui divise ses propres troupes face à une armée supérieure.

La guerre en montagne – il est plus juste de nos jours de parler de « verticalité », au vu de la diversité des zones où les troupes de montagne opèrent – a toujours été particulière : vallées, sommets, cols, canalisent le mouvement. Faudrait-il ajouter d’autres principes à ceux de Bourcet ? Sont-ils d’ailleurs encore totalement valables ? 

Si l’on considère les principes de la guerre définis par Foch au regard de leur utilisation en montagne, on peut penser que toute liberté d’action est restreinte par cette « verticalité », un cloisonnement qui empêche tout renforcement et canalise la manœuvre, que la concentration des efforts est difficile à obtenir à la fois pour regrouper les moyens et pour bénéficier d’appuis directs comme indirects, enfin que l’économie des forces n’est pas possible d’une part car pour tenir le terrain, il faut fractionner les unités, d’autre part, car le milieu climatique extrême use les hommes.

Mais la doctrine d’emploi des forces terrestres en zone montagneuse décrit en 2010 des principes spécifiques complémentaires de Bourcet, à mettre en corrélation avec le livre des colonels de Courrèges, Givre et Le Nen (Guerre en montagne, Renouveau tactique) qui établit six principes : préparation aux conditions de l’engagement (aguerrir les corps et former les esprits pour vaincre le milieu), ubiquité (sidérer l’ennemi par une menace tous azimuts), opportunisme (provoquer des opportunités dans un milieu révélateur), domination du champ de bataille (qui tient les hauts exploite par les bas… Qui ne tient pas les bas perd les hauts), complémentarité des feux (dresser contre l’ennemi une matrice de feux) et siège de l’ennemi (mener la guerre contre les voies de communication de l’ennemi) ; lesquels principes « ne sont pas les clefs de la victoire mais offrent au chef militaire et à sa troupe un guide pour la réflexion et pour l’action ».

Les principes spécifiques de la doctrine doivent permettre aux troupes engagées en terrain montagneux « de se dégager de la « tyrannie » égalisatrice d’un milieu aux spécificités immuables. A cet effet, les principes de domination et d’ubiquité répondent aux contraintes évoquées et complètent les impératifs précédemment décrits. En les appliquant, le terrain n’est plus subi mais devient au contraire un allié, véritable démultiplicateur d’efficacité. Ces principes spécifiques peuvent être appliqués à tous les modes tactiques ».

Depuis Bourcet ou Clausewitz, la technologie a considérablement évolué ; avec l’hélicoptère notamment. Mais constitue-t-elle un facteur absolu de compensation face au terrain ?

L’aéromobilité est la plus récente des composantes du combat en montagne auquel elle apporte des capacités complémentaires. Son emploi flexible et discret est totalement intégré à la manœuvre interarmes de contact (renseignement, dissuasion et appui feu) ou d’appui (commandement, mobilité et logistique). La contrainte de vol en fonction des conditions météorologiques tend à diminuer mais elle est bien réelle par très forte chaleur, vent fort ou chutes de neige. Par ailleurs, l’aéromobilité ne sera jamais autonome en montagne à la différence d’un groupement tactique à dominante infanterie, voire blindée.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 5 janvier 2016.

Entretien publié dans DSI hors-série n°46, février-mars 2016

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