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Que vaut l’innovation ?

Le monde politico-stratégique est friand de buzzwords, qui permettent d’orienter des institutions militaires de plus en plus complexes et dont l’agilité fait parfois débat. Aussi, ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir se répandre depuis quelques mois une thématique de l’innovation qui ne manque pas de faire sourire dès que l’on s’intéresse aux questions militaires. Le traditionnel « l’innovation ne se décrète pas » n’a certes pas perdu de sa valeur, mais encore le concept mérite-t-il être recadré, à plusieurs égards.

D’abord, de quelle innovation est-il question ? L’innovation en soi n’est pas ontologiquement organisationnelle, technologique, technique, doctrinale ou autre ; ni même leur combinaison en tout ou en partie[i]. De ce point de vue, la sociologie des sciences et des techniques montre bien la diversité de ses formes, mais aussi la complexité de ses apparitions : ce n’est pas le tout d’avoir une bonne idée, encore doit-elle trouver un terreau pour se développer. Or, ce terreau n’est pas que budgétaire. L’histoire des sciences et techniques militaires fourmille ainsi d’innovations mal appropriées/intégrées aux forces ; lorsqu’elles n’ont pas été tout bonnement rejetées par elles[ii]. Et ce, parfois à raison : les perceptions de l’innovation peuvent être très diversifiées, ce qui l’est pour le niveau politique ou industriel ne l’est pas forcément pour le militaire.

Il en découle que l’innovation n’est pas l’adaptation. Des forces innovantes à bien des égards peuvent tout simplement ne pas être adaptées à leur environnement stratégique. L’Allemagne nazie de 1945 est innovante dans les secteurs technologiques ou organiques, mais la suite de décisions antérieures prises par son leadership induit une vulnérabilité qui ne peut être compensée par l’innovation. En réalité, l’innovation n’est qu’une condition de l’adaptation. C’est elle qui prime et s’il n’y avait qu’une seule loi à la guerre, sans doute serait-ce celle-là. Là aussi, les exemples ne manquent pas. La séquence historique suivant Tempête du désert voit ainsi, déjà, une sacralisation de la thématique de l’innovation, à travers la figure de la RMA (Révolution dans les affaires militaires) puis son institutionnalisation à travers la « Transformation ». La confrontation de ces conceptions aux réalités afghanes ou irakiennes prêtera à un légitime scepticisme. 

De facto, le « système forces armées » peut bien être d’une efficacité et d’une efficience inouïes du fait d’innovations multiples, cet avantage comparatif ne représente pas grand-chose face au « tribunal de la force ». Nous n’apprendrons rien au lecteur intéressé par la stratégie, la guerre est une dialectique ontologiquement politique, de sorte que les artefacts managériaux, s’ils peuvent être utiles, sont aussi subordonnés au politique et à la dynamique du conflit. Le risque est ainsi grand de reproduire, avec la question de l’innovation, les erreurs américaines de ces dernières années, lorsque la logique est celle d’une imposition d’une conduite à un adversaire, sans prendre en compte sa nature, ses projets, voire même… ses modes d’adaptation. 

Reste également que, dans le contexte français actuel, la notion d’innovation est inséparable des questions liées à la stratégie des moyens – au travers notamment de la thématique de la numérisation, particulièrement prégnante actuellement. Or, d’une part, la France n’a pas encore réellement résolu la difficile équation de la relation entre « stratégie des moyens » (ce qu’il faut pour équiper les forces) et de sa stratégie générale économique (la technologie comme facteur de compétitivité et de puissance économique), avec à la clé des risques de gaspillages de budgets notoirement trop maigres pour mettre ces deux stratégies en harmonie. De ce point de vue, la gouvernance de la technologie est très certainement une question essentielle ; et malheureusement trop peu abordée… dans le pays qui a vu naître les concepts mêmes de stratégie génétique et de stratégie des moyens[iii].

D’autre part, on ne peut, là aussi, résumer la conduite des opérations militaires à la seule manœuvre des moyens. Ceux-ci sont évidemment essentiels, mais il ne constitue qu’une petite partie du « système forces armées », ce qui appelle deux remarques. Premièrement, s’ils produisent leurs effets les plus visibles au plan tactique, ce n’est pas à ce niveau que se gagnent les guerres, mais bien évidemment, aux niveaux politiques et stratégiques : ce ne sont pas les machines qui gagnent les guerres, mais les hommes qui les utilisent comme des outils. Il n’est nul besoin de rappeler ici que, ces dernières années, ce n’est pas le « fort » du point de vue technologique qui l’emporte. Encore faut-il voir de quelle « force » nous parlons ici : l’évolution des technologies n’est pas linéaire et il faut savoir « reculer » ; c’est tout l’enjeu des techno-guérillas et de la guerre hybride. De ce point de vue, l’innovation technologique n’est pas dans le « plus puissant/plus rapide/plus distribué/plus déployable » mais dans le « plus adapté à une structure de force donnée à un moment donné ».

Deuxièmement, la focalisation sur les technologies est trompeuse, y compris lorsque l’on élargit la réflexion à la manière dont elles seront utilisées, à leurs effets sur les ressources humaines et la formation, etc. Encore une fois, la conduite d’opérations militaires est une dialectique où l’outil n’est pas un substitut aux facteurs politiques. Or, l’expérience américaine tend à montrer qu’il existe bien un risque de « technologisation »[iv]. Dans ce cas de figure, l’ensemble d’une opération est vue au prisme de la technologie, gommant les caractéristiques et spécificités politiques et militaires d’un adversaire/ennemi – ce qui n’est évidemment pas le meilleur moyen d’exploiter stratégiquement les effets de la technologie.

Ces derniers, pour en conclure, sont évidemment essentiels dans l’usage contemporain des forces – la question n’est certainement pas d’être « pour » ou « contre » la technologie ou l’innovation. Par contre, la question, qui ne semble guère abordée, est celle de leur place exacte. 

Notes 

[i] Nous renvoyons ici le lecteur à tous les travaux produits notamment dans la période particulièrement cruciale des années 1970-1980.

[ii] Voir notamment Joseph Henrotin, Mars et Vulcain. Technologie et art de la guerre, Histoire et stratégie n°12, octobre-décembre 2012 – 

[iii] Nous renvoyons ici le lecteur à l’interview de Sophie Lefeez dans le DSI actuellement en kiosque.

[iv] Au risque de l’autopromotion : Joseph Henrotin, La technologie militaire en question. Le cas américain et ses conséquences en Europe, Economica, Paris, 2013 ; Sophie Lefeez, L’illusion technologique dans la pensée militaire, Nuvis, Paris, 2017.

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