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Le ciblage, clé des opérations aériennes

Entretien avec le colonel Benoit, cellule de ciblage du CPCO, parue dans DSI, n°112, mars 2015

Le ciblage traduit en action l’effet militaire recherché sur l’adversaire. Ces actions contribuent à atteindre l’objectif militaire de l’opération, et, par suite, l’objectif fixé par le politique. Le ciblage participe pleinement à l’efficacité de l’action, car il focalise l’effort sur les vulnérabilités de l’adversaire, et à l’optimisation des moyens mis en œuvre car seul le juste niveau de force est employé. Recherchant le meilleur rapport coût-efficacité pour les frappes létales tout en minimisant les risques collatéraux, le ciblage est donc un puissant multiplicateur de force.

Le ciblage est un acte essentiel pour la conduite d’attaques stratégiques. Quel type de méthodologie suivez-vous ? Utilisez-vous les effect based operations ? Ou d’autres types de méthodologies ? 

La méthode utilisée par le ciblage français est celle de l’analyse à fin de ciblage. Elle s’articule en deux grandes phases. Une première phase vise à comprendre l’adversaire en étudiant son mode de fonctionnement. C’est l’analyse systémique descriptive. Au cours d’une seconde phase, des vulnérabilités critiques sont identifiées, qui aboutissent à l’identification de cibles. Toutes les données nécessaires à leur traitement sont alors rassemblées et aboutissent à la création de dossiers d’objectif. L’analyse à fins de ciblage Une entité donnée – pays, organisation, … – peut être décomposée en plusieurs systèmes prédéfinis (énergie, défense aérienne, réseau de télécommunications, réseau ferré, prolifération NRBC, …). Tous les renseignements disponibles – de quelque forme qu’ils soient – sont utilisés pour modéliser le fonctionnement de ces systèmes, puis en faire ressortir les points-clés. Ces points-clés sur lesquels on peut influer sont appelés vulnérabilités. Parmi ces vulnérabilités, il s’agit ensuite d’identifier puis de sélectionner celles qui correspondent à l’effet recherché, tout en maîtrisant du mieux possible les effets indésirables. Ces vulnérabilités deviennent alors des cibles. Le dossier d’objectif Les cibles retenues feront l’objet d’une production de dossiers d’objectif. La production d’un dossier d’objectif combine les savoir-faire des trois piliers du ciblage que sont l’analyse, la connaissance des effets de l’armement et l’interprétation des images. Un dossier d’objectif contient tous les éléments nécessaires à la décision et à la réalisation de la frappe. Entre autres, on y retrouve le renseignement caractérisant l’objectif comme adversaire, et l’estimation des risques de dommages collatéraux.

Au cours de ces deux développements, le renseignement sur l’adversaire est bien évidemment déterminant : pas de ciblage sans renseignement. Par la suite, les analyses comme les dossiers d’objectif doivent également être « rafraîchis » en termes de renseignement pour demeurer valides dans la durée, et traitables au moment souhaité pour permettre la cohérence des opérations. Les principes des Effect Based Operations (EBO) sont structurants dans la méthode de ciblage. Ils insufflent la logique de raisonnement. Cependant les EBO doivent être entendues pour ce qu’elles sont : un guide général. Une réflexion à partir des seules EBO pourrait être contre-productive, considérant les inévitables frictions et incertitudes générées par le « brouillard de la guerre »[1].

Les théories de G. Douhet ont été invalidées depuis bien longtemps. D’autres conceptions d’attaque stratégique ont néanmoins pris le relais à commencer par celles de Warden. Jusqu’à quel point estimez-vous que ces dernières soient utiles ? 

Les théories de Warden sont aux racines du ciblage actuel. Elles visaient à faire valoir l’intérêt de la puissance aérienne pour sa capacité à atteindre directement l’ennemi en le frappant au cœur. La guerre d’attrition centrée sur les forces adverses n’était alors plus nécessaire. L’héritage majeur de ces théories se retrouve dans la modélisation de l’ennemi en tant que système ; et cela reste d’actualité. Les idées de Warden représentent un cadre général qui a façonné les opérations aériennes, et le ciblage en particulier, depuis les années 90. Il s’agit d’un héritage incontournable, qui reste au niveau conceptuel. Mais ensuite, il est important de rappeler que si la puissance aérienne se trouve à l’origine des processus de ciblage actuels, le ciblage est par essence une activité interarmées : même si l’arme aérienne (armée de l’Air, Aéronavale) reste un « effecteur » privilégié, les missiles de croisière bientôt mis en œuvre par les bâtiments de surface et sous-marins comme certaines munitions et roquettes d’artillerie sol-sol voire d’hélicoptère sont ou vont prochainement devenir des armes éligibles à une démarche de ciblage. Enfin, il faut considérer que l’adversaire aussi évolue : nous sommes aujourd’hui confrontés à des organisations, des mouvances asymétriques, dans une mesure croissante. Warden n’est donc pas complètement oublié, mais le poids relatif de ses théories évolue. D’autant que nous entrons dans l’ère du « Ciblage Large Spectre » (CLS) qui entend faire converger les effets susceptibles d’être obtenus par les effecteurs du domaine cinétique ou létal avec ceux issus des effecteurs non létaux (relevant notamment de l’influence militaire).

Avez-vous des interactions avec vos confrères étrangers ? 

Oui. La France est l’une des rares nations à posséder de manière indépendante l’ensemble des outils et capacités nécessaires au ciblage. Elle est donc en mesure de mettre ceux-ci en œuvre au sein de coalitions multinationales ou emmenées par l’OTAN, et s’attache en conséquence à développer l’interopérabilité de ses outils avec ceux de ses alliés. Toutefois, ces outils et capacités sont comptés et reposent sur une ressource humaine rare et longue à former, qui plus est dans le contexte contraint que connaissent les Armées actuellement. Cette recherche d’interopérabilité se conduit donc par priorités, on ne peut faire effort partout. Quoi qu’il en soit, au moment d’obérer des ressources dans une évolution multinationale, la France y regarde naturellement à deux fois et s’assure de bien y retrouver son compte en matière de progrès dans l’interopérabilité. 

La France dispose d’un portfolio de munitions aériennes relativement limité : SCALP, AASM, armes à guidage laser. Cela impose-t-il des limitations dans le travail de ciblage ?

Les armements disponibles dans l’arsenal français, bien que limités dans leur variété, offrent un panel cohérent d’outils complémentaires, qui recouvre la majorité des besoins. Nous ne sommes tout de même pas démunis, et par ailleurs les matériels continuent d’évoluer. De nombreuses options existent pour atteindre l’effet recherché tout en maîtrisant au mieux les effets indésirables, tant par la manière de délivrer l’armement que du fait des munitions elles-mêmes. La combinaison efficace de ces options (appelée « Weaponeering ») requiert une grande expertise dont peu de pays disposent. Après, on peut toujours souhaiter des outils plus efficaces. Mais ce n’est également souvent pas aussi simple : une munition plus élaborée ne peut parfois constituer un progrès que si le vecteur qui la délivre, l’environnement qui permet sa mise en œuvre, évolue également.

Le centre de ciblage de Creil a en Europe une excellente réputation. Sur quel(s) points désireriez-vous évoluer ? 

Le ciblage est reconnu comme une fonction critique des opérations. L’entrée en service récente ou prochaine de nouveaux armements impose de valoriser la chaîne ciblage. Le Centre National de Ciblage s’intègre dans cette chaîne au même titre que le CPCO, la DRM (production des analyses systémiques descriptives), et les centres experts qui soutiennent la chaîne, dont notamment l’Etablissement Géographique Interarmées (EGI), qui fournit les coordonnées et les modèles numériques de terrain 2D ou 3D nécessaires à certains armements. En fait d’évolution souhaitable, il s’agirait donc maintenant de maintenir le haut niveau d’expertise que la France a su acquérir et qui lui est reconnu. Il faut également consolider cette filière dans le domaine des RH en créant des parcours qualifiants. Des évolutions sont en cours sur cette question, en particulier avec la création de l’opérateur interarmées des opérations. Il faut poursuivre dans cette voie.

En termes opérationnels comme de rayonnement international en matière de défense, le ciblage compris comme un « démultiplicateur de force » nous fait entrer dans le club très restreint des pays capables en la matière, et cette démarche est certainement l’une des plus à même de permettre à la nation de maintenir son rang au meilleur rapport coût/efficacité. Espérons en conséquence que cette vision d’une chaîne ciblage valorisée sera partagée de manière unanime au travers des différentes étapes des réformes en cours.

Propos recueillis par Véronique Sartini, le 14 janvier 2015

[1] Lire à ce propos les directives du général Mattis lorsqu’il était USJFCOM commander (2008) : « USJFCOM Commander’s Guidance for Effects-based Operations ».

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