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Castex et la maritimisation du monde

Entretien avec Lars Wedin, capitaine de vaisseau (er) de la marine suédoise, auteur de Stratégies maritimes au XXIe siècle. L’apport de l’amiral Castex.

Paradoxalement, autant Alfred T. Mahan et Julian Corbett sont des figures connues, autant l’amiral Castex l’est moins, alors pourtant qu’il présente une vision originale et permettant de dépasser les deux premiers auteurs cités. À quoi cela tient-il selon vous ?

En effet, il n’est pas très connu. Dans l’introduction de sa traduction des Théories stratégiques (1), Eugenia C. Kiesling écrit de Castex : « This greatest of the classical strategists’ is now forgotten ». On note aussi que le titre de la biographie de l’amiral par Hervé Coutau-Bégarie s’appelle Castex, le stratège inconnu (2). Le livre de référence dirigé par Peter Paret, Makers of Modern Strategy (3) ne cite qu’un nom dans le domaine de la stratégie navale : l’incontournable Mahan. En revanche, Colin S. Gray lui consacre quelques pages dans Modern Strategy (4).

Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cet état de fait.

D’abord, Castex écrit en français ; son œuvre n’est donc pas accessible – sauf par l’intermédiaire de Kiesling – pour tous ceux qui ne lisent pas le français. Il partage ce handicap avec beaucoup d’autres stratégistes français comme le général Poirier. De plus, les Anglo-saxons sont largement dominants dans le domaine de la stratégie théorique et appliquée.

La deuxième raison est qu’il n’a pas eu beaucoup d’impact en son temps. C’est un fait déjà noté par Coutau-Bégarie (5). Mahan, lui, a eu un succès formidable avec The Influence of Sea Power Upon History, 1660-1783. On dit que le Kaiser Wilhelm II le connaissait par cœur. Mahan avait aussi une influence politique comme conseiller auprès de Theodore Roosevelt. Corbett, quant à lui, était très proche du Premier Lord de la Mer, Sir John Fisher. Quant à Castex, il n’avait pas de telles connexions et il n’était pas trop apprécié par le puissant amiral Darlan.

En troisième lieu, son œuvre est difficilement accessible, ce qui explique qu’il n’ait eu que peu d’impact. Les Théories stratégiques se composent de plus de 3 000 pages. Une grande partie est constituée par une analyse historique d’une valeur contestable ; il faut donc faire un effort considérable pour en extraire le contenu pertinent. On s’y heurte aussi à certaines divergences entre les théories proprement dites et l’approche pragmatique exigée par la réalité. Maintes fois, Castex nous expose d’abord une théorie très normative, puis y revient quelques pages plus loin pour constater qu’il en est autrement dans la réalité. Ici, on peut voir une dialectique entre Castex le théoricien et Castex l’amiral, doté d’une longue expérience de commandement en mer.

Il faut aussi savoir que Castex n’a jamais réédité les Théories dans une œuvre solide. Avec l’âge et la progression de sa pensée, il abandonne ou change beaucoup de ses idées. Cela veut aussi dire que, au fur et à mesure des pages, il utilise plusieurs expressions pour (à peu près) la même chose : par exemple, il parle de « puissance navale », de « puissance maritime » et de « puissance de mer » sans grande distinction. Le résultat est un peu comme chez Clausewitz : le lecteur peut trouver des arguments pour presque n’importe quoi en ne lisant qu’une partie de l’œuvre. Il ne faut surtout pas se contenter de lire le premier tome.

Vous qui connaissez bien la pensée stratégique française – vous avez notamment publié Marianne et Athéna –, vous évoquez Castex comme « le plus grand stratégiste français ». Qu’est-ce qui vous incite à le considérer comme tel ?

La réponse facile est de dire que c’est en raison de l’ampleur de son œuvre. La vraie réponse est plus compliquée parce qu’il a de la concurrence ! Je pense surtout au trio composé de Raymond Aron, d’André Beaufre et de Lucien Poirier, même s’il y a beaucoup d’autres stratégistes français d’un très haut niveau comme Paul-Gédéon Joly de Maïzeroy, le comte de Guibert, Antoine de Jomini, le maréchal Marmont, Ferdinand Foch, Gabriel Darrieus, René Daveluy, Hervé Coutau-Bégarie et Vincent Desportes, pour n’en mentionner que quelques-uns.

Pour moi, le général Poirier est indispensable, surtout en raison de sa taxonomie de la stratégie intégrale, qui va du projet politique à la stratégie opérationnelle et à la stratégie des moyens. Sa stratégie intégrale contient, à côté de la stratégie générale militaire, deux autres stratégies générales : la stratégie culturelle et la stratégie économique. Il s’agit d’une stratégie verticale, très utile pour des analyses stratégiques. Le concept de stratégie générale de Castex est, au contraire, plutôt horizontal. Il définit un certain nombre de stratégies dont les interactions sont indispensables pour faire la guerre et la préparer. Ici, Castex introduit le concept des servitudes qui les lient entre elles. Poirier ne traite jamais vraiment les stratégies non militaires, au contraire de Castex. Les deux concepts sont des outils indispensables pour le stratège, mais celui de Castex est plus réaliste. Il est surtout intéressant en ce qu’il élabore une stratégie maritime qui, forcément, est plus liée à des stratégies économiques et diplomatiques qu’une stratégie terrestre.

Castex traite aussi un certain nombre de concepts qui manquent chez Poirier : l’interaction des trois domaines stratégiques (air, terre et mer), la géopolitique et la géostratégie, la manœuvre stratégique et les liens entre les différents théâtres stratégiques. Notons que la géopolitique maritime a pris une importance nouvelle grâce à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) et au droit de créer des zones économiques exclusives (ZEE).

Poirier, lui, identifie la différence vitale entre des voies et moyens réels et virtuels, ce qui manque chez Castex. L’amiral n’a pas compris, il me semble, l’importance diplomatique des forces navales. Cependant, il faut admettre que la diplomatie navale ne fut théorisée que par James Cable, bien après sa mort.

Poirier est bien sûr, avec Éléments pour la théorie d’une stratégie de dissuasion concevable pour la France (1967), le fondateur de la doctrine de dissuasion française. Mais Castex avait dès 1945 jeté les bases de ce que serait la stratégie nucléaire. En effet, Castex fut dans maints domaines un précurseur, un brise-glace, surtout dans le domaine de l’interaction politico-militaire.

Toutefois, je n’ai jamais trouvé un traité de stratégie parfait, un traité qui aborderait tous les domaines, tous les aspects de cette science et de cet art immense qu’est la stratégie. Si la guerre est un caméléon (Clausewitz), cela est aussi vrai pour la stratégie. Enfin, il faut, je le crois, pardonner à Castex d’être un enfant du XIXe siècle ; ses idées sur la stratégie coloniale et le rôle de « la race blanche » sont évidemment obsolètes.

Vous réussissez dans cet ouvrage le tour de force d’embrasser la stratégie maritime de manière à la fois complète – et en ne sous-estimant pas sa dimension politique, ce qu’une focalisation sur la technique a tôt fait de provoquer – et synthétique. Outre la question de l’infrastructuration sur laquelle nous allons revenir, quels vous semblent être les points de rupture par rapport au passé ?

La maritimisation de la politique mondiale, liée à la globalisation, n’est peut-être pas une rupture, mais une tendance lourde d’une importance immense. La mer – et en conséquence les forces maritimes – se trouve donc maintenant au premier plan stratégique.

Une vraie rupture repose sur le fait que la thèse de Corbett, « l’Océan n’est que le chemin qui […] unit [les peuples] et qu’ils se disputent », n’est plus suffisante. Aujourd’hui, la mer en soi est aussi importante que la terre parce qu’on y trouve des richesses indispensables : gaz, pétrole, minéraux et autres éléments chimiques et qu’elle joue un rôle de plus en plus grand dans la production de l’électricité. N’oubliez pas non plus que 90 à 95 % des communications électroniques mondiales passent par des câbles de fibres optiques installés sur les fonds marins. Cela ne veut pas dire que les flux maritimes ne soient pas vitaux, au contraire – mais cela n’est pas une rupture, mais le renforcement d’une tendance ancienne. À propos des flux, il ne faut pas oublier les flux illégaux, dont un exemple effrayant se joue en Méditerranée.

À l’époque où Castex écrivait ses Théories, un navire dont le propriétaire était français arborait un pavillon français et son équipage était français aussi. Aujourd’hui, un navire français peut arborer un pavillon de, par exemple, Panama et son équipage se composer de nationalités diverses – surtout de l’Asie. Ce développement pose de délicats problèmes légaux quand il s’agit de faire des investigations criminelles ou pour la protection navale. Le marché maritime est extrêmement volatil et est géré par des intérêts économiques plutôt que nationaux. C’est plutôt l’appréciation stratégique de l’assureur que celle de la Marine qui détermine si la zone que va traverser un navire marchand est dangereuse ou non.

Un élément clé est ce que j’appelle la dualité des forces navales. Il n’est pas vraiment nouveau, mais il n’a pas été mis en avant ni compris. Cette dualité se constitue par le fait que les forces navales sont simultanément au service du monde maritime civil et des forces interarmées. L’officier de marine est en même temps marin et guerrier. Il/elle a donc les pieds dans deux mondes : le monde maritime civil et le monde militaire. En effet, cet élément constitue une base conceptuelle pour mon livre.

Un autre développement, pas vraiment une rupture, concerne les possibilités de projection de puissance et des forces grâce au concept de Seabasing (basé à la mer). Si Castex parlait de l’extension des forces aéroterrestres vers la mer, c’est maintenant l’inverse : l’influence accrue des forces aéronavales vers la terre.

Une vraie nouveauté, c’est la défense aérienne d’un théâtre d’opérations ou d’un pays tout entier y compris contre les missiles balistiques ou de croisière. Les Américains disposent aujourd’hui de vingt-huit bâtiments capables de détruire des missiles balistiques et plusieurs autres pays développent des capacités analogues.

La mer devient de plus en plus régulée. Une rupture dont l’importance stratégique reste à comprendre est l’établissement de réserves naturelles en mer. Le gouvernement français a, par exemple, établi une zone de protection écologique (ZPE) en Méditerranée, en concertation avec les États voisins et la Commission européenne. Voilà un exemple des « servitudes » quotidiennes – sécuritaires, juridiques, écologiques et tactiques – qui influencent l’action des marines de guerre. La conséquence en sera probablement une liberté d’action des forces navales réduite en temps de paix et même en temps de crise.

Finalement, je crois qu’il y a deux avances technologiques qui vont avoir une grande influence chez les marines de demain : le cyberespace et les drones. La première donne la possibilité de manipuler les réseaux d’information et de commandement dont toutes les marines dépendent. La seconde va élargir, disperser et connecter des forces maritimes d’une façon qui était impensable hier.

Le concept d’infrastructuration de la mer que vous proposez est sans doute l’une des nouveautés les plus originales – et les plus pertinentes – de ces dernières années en stratégie maritime. Quels pourraient être les effets de cette infrastructuration sur le droit maritime ?

Je ne crois pas à un effet de jure, pour la simple raison que la Convention sur le droit de la mer ne sera pas renégociée. En revanche, il y a un grand risque que nous assistions à un glissement de facto vers une territorialisation de la mer impliquant des entraves à la liberté de navigation. En effet, cela est au cœur du conflit entre la Chine et ses voisins, les États-Unis en particulier, dans la mer de Chine. Comme vous le savez, la Chine affirme que presque toute cette mer constitue son territoire bleu. Elle n’accepte pas non plus la liberté de navigation qui est la pierre angulaire de la convention. Il s’agit d’un vrai conflit avec plusieurs volets : légal, stratégique, économique… Malheureusement, les États-Unis n’ont pas encore ratifié la convention, ce qui réduit son influence dans le domaine.

Or l’utilisation accrue de l’espace maritime exige de plus en plus de régulation de son usage. Il devient donc nécessaire d’imposer une planification de l’espace maritime. Il s’agit d’équilibrer des intérêts plus ou moins contradictoires tels que le trafic maritime, la production d’énergie, la pêche, etc. Ceux qui se posent en défenseurs de l’environnement sont particulièrement sensibles à ces enjeux. La Commission européenne vient en effet de lancer une directive pour la planification de l’espace maritime et une gestion intégrée des zones côtières. Cela va certainement aussi entraver la liberté de navigation. Cela ébranlera-t-il le statut juridique de la convention ? je ne le sais pas.

Pour conclure, le droit de la mer sera un enjeu d’une importance vitale dans les années qui viennent. Il y a certainement le risque d’une territorialisation de la mer, dans le sens où la liberté de la mer serait de plus en plus remplacée de facto par la structure territoriale de la terre – surtout dans les eaux côtières et les détroits. Une conséquence possible en serait des conflits importants entre des États concernés.

D’un point de vue stratégique, cette infrastructuration est-elle de nature à rapprocher, dans les zones qu’elle touche, la conduite des opérations navales de celle des opérations terrestres ?

On peut citer Castex qui affirmait dans Théories stratégiques : « Au point de vue stratégique, tout se passe comme si la terre débordait sur la mer, comme si les continents déteignaient sur les océans, s’épandaient sur eux, à la façon de l’huile. »

Or, même dans ces zones, l’homme a besoin des moyens techniques pour vivre, travailler et se battre. Ils ne sont ni sur terre, ni vraiment sur la mer, mais amphibies. Ils ressemblent plutôt à des archipels comme nous en avons en Suède.

Ce qui est sûr, c’est qu’il faut développer des doctrines nouvelles adaptées à ces zones d’infrastructuration et aux menaces actuelles. On peut retenir au moins deux aspects. En premier lieu, l’infrastructure est d’une grande importance et elle pourrait vraisemblablement devenir un enjeu en cas de crise grave ou de guerre. En second lieu, ces zones offrent la possibilité d’y cacher des vedettes, des sous-marins de poche et d’autres embarcations. On pourrait par exemple imaginer qu’une zone où sont implantées des éoliennes serve de point de départ d’attaques dites swarming [essaimage] contre une force navale à la mer.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 4 juin 2015

Entretien paru dans DSI n°116, juillet-août 2015

Notes

(1) Raoul Castex, Strategic Theories, traduction d’Eugenia C. Kiesling, coll. « Classic of Sea Power Series », U.S. Naval Institute Press, Annapolis, 1994 .

(2) Hervé Coutau-Bégarie, Castex, le stratège inconnu, Economica, Paris, 1985.

(3) Peter Paret (dir.), Makers of Modern Strategy from Machiavelli to the Nuclear Age, Princeton University Press, Princeton, 1986.

(4) Colin S. Gray, Modern Strategy, Oxford University Press, Oxford, 1999.

(5) Hervé Coutau-Bégarie, « Réflexions sur l’école française de stratégie navale », dans Hervé Coutau-Bégarie (dir.), L’évolution de la pensée navale, tome 1, Fondation pour la défense nationale, Paris, 1990, p. 54.

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