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États-Unis : des forces armées vulnérables face à des rivaux de plus en plus sérieux ?

Malgré la hausse du budget, les effectifs de l’US Army devraient continuer à chuter pour atteindre 460 000 en 2017. (©DoD)
Lancée il y a quinze ans, la lutte contre le terrorisme semble dorénavant faire partie du quotidien des militaires américains. Ceux-ci sont-ils pour autant prêts à faire face aux menaces sérieuses qui agiteront la scène internationale dans les prochaines décennies ? La réponse est loin d’être un «oui» incontestable.

Au cours du premier week-end de septembre 2016, les forces armées des États-Unis ont mené des opérations dans pas moins de six pays. En Syrie et en Irak, l’armée de l’air a procédé à 45 frappes contre des cibles de l’État islamique. Elle a également appuyé la lutte contre le groupe terroriste dans la région de Syrte en Libye. Au Yémen et en Somalie, des frappes de drones ont respectivement visé des membres d’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique et d’Al-Shabbaab. En Afghanistan, des forces spéciales ont mené des raids contre les talibans et contre le groupe État islamique (1). Les militaires américains luttent depuis 2001 contre le terrorisme, mais sont-ils préparés aux futures menaces internationales ? À la veille de l’arrivée d’un nouvel hôte à la Maison-Blanche, la question, même si elle n’est guère abordée dans la campagne électorale opposant Hillary Clinton et Donald Trump, suscite un débat animé chez les observateurs et les experts de la politique de défense.

Le débat sur l’état des forces
Mi-août 2016, environ 15 000 soldats américains étaient déployés sur des théâtres d’opération, essentiellement en Irak et en Afghanistan. Ce niveau d’engagement à l’extérieur des frontières des États-Unis a connu une réduction notable, de l’ordre de 90 %, par rapport aux sommets atteints en 2011, et depuis 2013, le nombre de troupes en opérations extérieures demeure modeste (2). Après une décennie et demie d’engagement continu, les forces américaines, en particulier l’armée de terre, ont manifestement besoin d’une période de repos.Le débat sur l’état des forces.
Les guerres en Afghanistan et en Irak, dont le coût est estimé à près de 5000 milliards de dollars d’après un rapport publié en septembre 2016 (3), ont généré un stress significatif sur les hommes et le matériel. David Petraeus et Michael O’Hanlon estiment néanmoins que les armées américaines sont aujourd’hui dans un excellent état, notamment car elles se sont aguerries dans un large spectre d’opérations allant de la contre-insurrection aux combats de haute intensité, en passant par la lutte contre le terrorisme (4).
Ce constat positif ne fait pas l’unanimité. Certains observateurs soutiennent en effet que le manque de personnel, le vieillissement des équipements, et le manque de temps et de moyens pour pleinement préparer et entrainer de larges unités constituent autant de problèmes dont l’accumulation pourrait avoir des conséquences désastreuses dans l’éventualité d’un affrontement avec un ennemi plus sérieux qu’un groupe terroriste. Thomas Donnelly représente cette vision pessimiste, qu’il articule autour de trois arguments principaux (5).
Il affirme premièrement que s’en tenir au seul budget de la Défense pour illustrer la supériorité militaire des États-Unis est illusoire et même trompeur. Si les dépenses américaines en la matière sont trois fois plus élevées que celles du plus proche rival (la Chine) et représentent à elles seules le tiers des dépenses militaires mondiales, elles ne permettent pas de tirer de conclusions sur l’état de préparation des forces. Donnelly soutient par ailleurs que comparer le budget de la Défense américaine avec celui de la Russie ou de la Chine est illusoire, tant l’information concernant ces deux rivaux serait peu fiable et difficilement vérifiable.
Deuxièmement, Donnelly dénonce le manque d’investissements dans de nouveaux systèmes d’armes aptes à maintenir la supériorité militaire des États-Unis. Il souligne par exemple qu’au cours des dernières années, l’armée de terre a été incapable de se doter de nouveaux véhicules de combat, mortiers, ou hélicoptères de reconnaissance. L’armée de l’air a pour sa part limité l’achat de nouveaux avions de combat F-22 à 187 unités contre 750 initialement prévues. Les programmes du F-35 et de nouveaux avions-ravitailleurs ont été retardés par de nombreux problèmes techniques et leurs coûts ont explosé. La Marine a enfin été contrainte d’annuler la construction de sous-marins et de destroyers. Le seul nouveau navire dont elle est parvenue à se doter, le Littoral Combat Ship, devrait voir ses commandes stoppées à la moitié de ce qui était planifié.
Troisièmement, le retard pris dans la modernisation de l’équipement militaire, dont les principaux éléments datent des années 1980, commence à avoir des conséquences néfastes, constate Donnelly. Ainsi, les F-15, F-16 et autres F/A-18 ne seraient plus en mesure de faire face aux défenses antiaériennes modernes déployées par des pays comme la Russie, la Chine et même l’Iran. De fait, l’état actuel des forces armées américaines les rendrait inaptes à faire face à deux conflits de moyenne ou haute intensité, standard en vigueur depuis 1940. Plus préoccupant, si elles peuvent être efficaces contre l’État islamique ou dans un théâtre comme l’Afghanistan, elles éprouveraient de sérieuses difficultés face à un adversaire plus sérieux. À ce titre, une étude récente de la RAND a suscité un émoi certain. Elle estimait en effet que les forces américaines pourraient subir une défaite face aux forces russes dans le cadre d’un éventuel conflit au sujet des États baltes (6).

Le retour en force des menaces étatiques
Si les forces américaines peuvent tirer des leçons précieuses de leurs expériences en Irak et en Afghanistan, notamment en matière de contre-insurrection et de contre-terrorisme, les opérations menées au cours des quinze dernières années, couplées à une incertitude budgétaire, pourraient donc les rendre moins bien préparées face à la montée en puissance de sérieux rivaux (7). L’approche de « l’empreinte légère » privilégiée par le président Obama et reposant sur la puissance aérienne, les drones et les forces spéciales s’avère plutôt efficace pour contenir la menace terroriste à un coût financier et humain acceptable sur la longue durée. Elle n’est pas pour autant adaptée aux velléités de Pékin ou aux manifestations de réaffirmation de puissance de Moscou.Le retour en force des menaces étatiques
Tenant compte de cette évolution de l’environnement stratégique, le document d’orientation publié par le département de la Défense en janvier 2012 reconnaissait l’importance de retenir les leçons apprises des expériences en Irak et en Afghanistan. Il insistait également, voire surtout, sur la nécessité de tourner la page sur des aventures militaires longues, coûteuses, complexes, et aux résultats incertains. D’après ce document ainsi que le Quadrennial Defense Review de 2014, les forces armées américaines devraient donc être en mesure de remplir dix types de missions (8). Parmi celles-ci, trois apparaissent particulièrement importantes dans un contexte d’émergence de sérieux compétiteurs : la nécessité de dissuader et de vaincre une agression, la capacité de projection malgré le développement de technologies d’anti-accès et d’interdiction de zone (A2/AD), et la liberté de manœuvre dans l’espace et le cyberespace.
Ces deux documents du Pentagone témoignent des principales préoccupations des forces américaines. Si elles ont influencé la réflexion de la présidence Obama, notamment dans la nécessité de réaffirmer l’engagement militaire des États-Unis en Asie-Pacifique, elles seront également fort probablement au cœur de la stratégie de défense de la prochaine administration. La première préoccupation a trait au nombre croissant d’États capables de développer et de déployer des systèmes A2/AD. Deuxièmement, ces systèmes, conjugués à des armes offensives de plus en plus précises, sont amenés à avoir une portée et une efficacité plus grandes, rendant les forces américaines plus vulnérables. Troisièmement, la stratégie militaire dévoilée en 2015 par Pékin stipule clairement que la Chine va continuer à se doter de moyens et de concepts opérationnels dépassant la seule domination régionale et lui permettant de projeter une force au-delà de son voisinage (9).
Le perfectionnement des capacités militaires chinoises ne constitue certes pas la seule source d’inquiétude pour les stratèges américains. Les ambitions nucléaires de la Corée du Nord, les programmes balistiques et la capacité de l’Iran à obstruer le détroit d’Ormuz, ou encore la modernisation et la posture plus offensive des forces de la Russie suscitent également l’attention du Pentagone. Pour autant, soutient Timothy Walton, répondre à l’ampleur et à la sophistication de la modernisation des forces chinoises doit constituer l’objectif et le baromètre de la stratégie de défense des États-Unis au cours des prochaines années (10). Selon Walton en effet, si les forces américaines peuvent contrer la menace chinoise, elles seront non seulement capables de défendre les intérêts et les alliés des États-Unis dans la région Asie-Pacifique, mais aussi de répondre à n’importe quelle agression et remplir n’importe quel type de mission ailleurs dans le monde.
Dans cette optique, le plan d’innovation destiné à maintenir la supériorité militaire américaine annoncé en novembre 2014 par le secrétaire à la Défense Chuck Hagel prend tout son sens. Baptisé Third Offset Strategy, ce plan s’inspire des précédents. La First Offset Strategy initiée par le président Eisenhower dans les années 1950 permit de compenser la supériorité conventionnelle des forces soviétiques par le développement de l’arsenal nucléaire américain. La Second Offset Strategy lancée par le secrétaire à la Défense Harold Brown dans les années 1970 se traduisit par le développement des munitions guidées avec précision, des appareils furtifs, et des systèmes de renseignement, surveillance, et reconnaissance. La Third Offset Strategy a été reprise par le successeur de Hagel, Ashton Carter. Même si elle a n’a pas encore abouti à de nouveaux systèmes d’armes ni de nouveaux concepts opérationnels, 3,6 milliards de dollars y sont spécifiquement consacrés dans le budget de la Défense pour 2017.

Un budget de la Défense trop limité ?
À la fin des années 2000, le budget de la Défense atteignait les 800 milliards (en dollars constants de 2016). Au cours des dernières années, du fait des limites imposées par le Budget Control Act de 2011, il a connu une légère décrue pour se stabiliser aux alentours des 600 milliards par an. En ajustant l’inflation, la proposition de budget pour 2017 (532 milliards de dollars) est donc inférieure de 11 % au sommet atteint en 2010, et correspond aux dépenses moyennes de défense sous l’administration Reagan.
Si l’on inclue les fonds demandés hors budget de base pour les opérations militaires (les Overseas Contingency Operations en langage budgétaire), les sommes totales allouées à la défense pour l’année fiscale 2017 avoisinent en fait les 590 milliards de dollars, soit une réduction de 25 % par rapport aux 784 milliards atteints en 2010.
La baisse des dépenses sur la période 2010-2015 est certes moins importante en valeur absolue qu’après d’autres réductions liées à la fin de guerres majeures ou de réinvestissements importants ; elle reste cependant la plus rapide depuis la fin de la guerre de Corée. Le budget de la Défense entre 2010 et 2015 a en effet diminué de 5,5 % par an, comparativement à 3,24 % par an lors de la période 1985-1998 (11).
Si le budget de la Défense a atteint des sommets historiques en valeur absolue au cours des quinze dernières années, il reste relativement modeste par rapport à la richesse des États-Unis. Les sommes prévues pour l’année 2017 représentent ainsi 3 % du PIB et 14,2 % du budget fédéral (12). Face à la multitude de menaces et de défis auxquels sont confrontées les forces américaines, ces sommes apparaissent insuffisantes. Les équipements ont été utilisés à pleine capacité au cours des quinze dernières années, ce qui a accéléré leur vieillissement. Le budget actuel permet à peine de répondre aux demandes de reconstitution des stocks et est donc insuffisant pour développer de nouveaux systèmes d’armes capables de maintenir l’avantage qualitatif des forces américaines alors que de nombreux pays investissent considérablement dans la modernisation de leurs arsenaux.
Dans un tel contexte, une réduction de l’engagement des États-Unis dans le monde se traduisant notamment par une posture militaire recentrée sur la protection du territoire et par une réévaluation à la baisse de la participation dans les alliances, notamment l’OTAN, pourrait sembler attirante. Défendue par l’universitaire Andrew Bacevich (13), et dans une certaine mesure par le candidat républicain Donald Trump, une telle idée est loin de faire consensus à Washington. Michael O’Hanlon de la Brookings Institution soutient plutôt qu’un effort modeste devrait être consenti pour porter le budget de la Défense à 650 milliards (14). Au-delà du débat sur les chiffres, l’ancien président du comité des chefs d’état-major, le général Martin Dempsey, regrette que le budget de la Défense souffre d’une « grotesque incertitude » (15). S’il peut accepter que le Pentagone fasse sa part dans l’effort d’assainissement et de contrôle des dépenses publiques en encaissant des coupes de 750 milliards de dollars sur une période de 10 ans, il déplore que le processus d’identification de possibles économies (en fermant des bases ou en annulant certains programmes d’armement) soit parasité par les considérations politiciennes des membres du Congrès.
Le Budget Control Act de 2011 a imposé une contrainte non négligeable sur le budget de la Défense. Celle-ci fut quelque peu assouplie pour les années fiscales 2016 et 2017 suite à une entente tripartite conclue en octobre 2015 entre le président Obama, le président de la Chambre des représentants Paul Ryan et le leader républicain au Sénat Mitch McConnell. Néanmoins, à un peu moins de 600 milliards de dollars pour 2017, le budget de la Défense apparaît dans la fourchette basse de ce qui est considéré comme acceptable pour permettre aux forces américaines de remplir adéquatement leurs missions. Après les interventions d’envergure en Irak et en Afghanistan, alors que les opérations contre les groupes terroristes se poursuivent à un rythme soutenu et que des menaces sérieuses se multiplient sur la scène internationale, il faudrait encore deux à trois ans pour que les forces américaines retrouvent un niveau de préparation adéquat pour des opérations de combat de haute intensité. Dès lors, l’excellence des forces américaines ne saurait être tenue pour acquise, bien au contraire. Et il est donc d’autant plus regrettable que ce sujet crucial n’ait pas vraiment animé la campagne électorale de l’automne 2016.

Notes
(1) Missy Ryan, « A reminder of the permanent wars : dozens of U.S. airstrikes in six countries », The Washington Post, 8 septembre 2016.
(2) Michael O’Hanlon, « The state of U.S. military readiness », Brookings​.edu, 15 août 2016.
(3) Neta C. Crawford, « US Budgetary Costs of Wars through 2016 : $4.79 Trillion and Counting  », Watson Institute of International and Public Affairs, septembre 2016.
(4) David Petraeus et Michael O’Hanlon, « America’s Awesome Military. And How to Make It Even Better », Foreign Affairs, vol. 95, no 5, septembre-octobre 2016.
(5) Thomas Donnelly et Roger Zakheim, «  The Myth of the U.S. Military ‘Readiness Myth’ », National Review, 15 août 2016.
(6) David A. Shlapak et Michael Johnson, « Reinforcing Deterrence on NATO’s Eastern Flank : Wargaming the Defense of the Baltics », RAND Corporation, 2016.
(7) Carter Ham, « The Army’s Coming Readiness Challenge is No Myth », Defenseone​.com, 12 août 2016.
(8) U.S. Departement of Defense, Sustaining U.S. Global Leadership : Priorities for 21st Century Defense (2012) et U.S. Departement of Defense, Quadrennial Defense Review (2014).
(9) The State Council Information Office of the People’s Republic of China, China’s Military Strategy, mai 2015.
(10) Timothy Walton, « Securing the Third Offset Strategy : Priorities For Next Secretary of Defense », Joint Force Quarterly no 82, juillet 2016.
(11) Katherine Blakeley, « Analysis of the FY 2017 Defense Budget and Trends in Defense Spending », CSBAonline​.org, 5 août 2016.
(12) Ibid.
(13) Andrew J. Bacevich, « Ending Endless War : A Pragmatic Military Strategy  », Foreign Affairs, vol. 95, no 5, septembre-octobre 2016.
(14) Michael O’Hanlon, The $650 Billion Bargain : The Case for Modest Growth in America’s Defense Budget, Washington D.C., Brookings Institution Press, 2016.
(15) Gideon Rose, « Notes From the Chairman : A Conversation With Martin Dempsey », Foreign Affairs, vol. 95, n5, septembre-octobre 2016.

Article paru dans Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 35, octobre-novembre 2016.
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