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Une mystification dangereuse

Entraînement de légionnaires avec des Marines américains. Le taux d’emploi des forces n’a fait que s’accroître ces dernières années, ce qui ne sera pas sans conséquence sur les niveaux d’entraînement ou l’usure des matériels. Or les budgets sont manifestement inadaptés. (© US Marine Corps)
À quoi bon s’offrir une Porsche si l’on ne peut pas payer le carburant ? Parfaite incohérence, attitude incongrue, et c’est pourtant exactement ce qui se passe pour les armées françaises : non seulement les budgets nécessaires à l’entraînement et au maintien en condition opérationnelle sont constamment sous-dimensionnés, mais plus les opérations extérieures se multiplient, plus leur financement se réduit à la portion congrue !

Les Échos ont révélé (20 octobre 2016) – sans aucune surprise d’ailleurs ! – que le coût des Opérations Extérieures (OPEX) devrait s’établir pour 2016 entre 1,1 et 1,2 milliard… alors qu’elles sont budgétées à hauteur de 450 millions d’euros. Nous sommes ici bien davantage dans le mensonge organisé – destiné surtout à diminuer le niveau du déficit lors de la présentation du budget à l’automne – que dans la « sincérité budgétaire » pourtant revendiquée à grands cris. C’est caricaturer à peine de dire que, depuis 2012, les opérations ont doublé tandis que leurs budgets ont été divisés par deux !

Sauf à les croire totalement coupés du monde extérieur (quoique…), on ne peut imaginer que nos politiques aient ignoré que, depuis 2011, les dépenses annuelles dites de « surcoût OPEX » sont toujours restées supérieures à 1,1 milliard (2012 excepté). Ni qu’ils n’aient pas lu cet avertissement de la Cour des comptes s’étonnant en 2015 du sous-dimensionnement à 450 millions « alors que les dépenses ont toujours été supérieures à ce montant au cours des dix dernières années et que les engagements de la France dans des opérations de maintien de la paix ne semblent pas devoir diminuer dans les prochains mois ». Pour se défendre, les autorités du Cabinet expliquent que c’est de leur part une fine manœuvre puisque, finalement, la facture sera bien réglée… mais par la solidarité interministérielle, c’est-à-dire un hold-up sciemment organisé par les plus hauts responsables de l’État : bravo ! Cette malhonnêteté, hélas, ne se contente pas de gêner les honnêtes gens : elle met directement en danger tant la sécurité de la France que la vie de ses soldats. Et cela est grave.

En effet, le sous-dimensionnement patent du budget prévisionnel pour les opérations extérieures (dit « budget OPEX ») produit des effets pervers considérables dont devraient être conscients ceux qui en décident : 630 millions d’euros budgétés en 2013 pour une dépense effective de 1,25 milliard, 450 millions budgétés en 2014 pour une dépense de 1,128 milliard, un schéma identique pour 2015 et 2016, et un budget OPEX qui reste désespérément contraint à 450 millions pour 2017 ! Lors des interventions extérieures, les contingents projetés se trouvent toujours au-dessous de la taille critique, ce sous-dimensionnement du budget ayant des conséquences directes aussi bien sur le succès des opérations que sur la sécurité de nos soldats.

Les conséquences d’un « budget OPEX » sous-dimensionné

Ainsi, aujourd’hui, dès qu’une opération est décidée, les planificateurs de Balard ont pour consigne de restreindre les moyens, non en fonction des exigences opérationnelles, mais selon une stricte logique budgétaire. Puis, une fois l’opération lancée, la préoccupation essentielle des mêmes planificateurs devient de rapatrier au plus tôt les moyens déployés. Avec trois conséquences funestes : d’abord, les troupes se retrouvent toujours en « sur-danger » et en sous-efficacité par rapport à une opération planifiée normalement, c’est-à-dire en fonction de sa finalité et des exigences opérationnelles. Les options tactiques sont rarement des options « opérationnelles » : ce sont des choix par défaut, sous forte contrainte. En contradiction avec la réalité de la guerre, sa dimension dialectique en particulier, on demande à nos officiers devenus des « ingénieurs » de la guerre de travailler sur devis, au forfait, dans l’enveloppe « temps/moyens » allouée. L’opération « Sangaris » en Centrafrique est un exemple dramatique de cette dérive : moyens très insuffisants dès le départ fin 2013, adaptation micrométrique des volumes malgré les besoins criants, démontage aujourd’hui, fin 2016, au mépris de la réalité du terrain et des exigences opérationnelles.

Deuxième conséquence : du fait de leur sous-calibrage initial, les forces ont le plus grand mal à remplir leurs missions et agissent en opposition flagrante avec un principe premier de la guerre, celui de masse et de submersion. L’action, exécutée à moyens comptés, tarde à produire ses effets et coûte, en fin de compte, beaucoup plus cher. Ainsi, les forces sont conduites à mener des opérations séquentielles et non parallèles. C’est l’exemple type de « Sangaris » : d’abord la Séléka, puis les anti-Balaka, pas d’actions simultanées sur l’ensemble du territoire, ce qui favorise la constitution de zones rebelles et prolonge d’autant la résistance, rendant même certaines situations difficilement réversibles. La force française y perd son efficacité et son caractère d’impartialité.

Troisième conséquence : on intervient au compte-gouttes, en partenaire toujours très mineur des coalitions internationales, investissant ainsi toujours trop par rapport à nos difficultés budgétaires, mais jamais assez pour assurer notre influence stratégique puis récupérer notre mise sur le tapis vert à l’issue. Nos opérations en Afghanistan et notre participation trop mesurée aux actuels combats au Moyen-Orient contre Daech (opération « Chammal ») en sont de claires démonstrations.

Enfin, dernière conséquence, alors que les armées ont été transformées en kit expéditionnaire, juste capable, au fond, de projection de puissance (1), autrement dit d’un effet technique, on accélère désormais leur retrait, gâchant ces victoires initiales qu’elles ne peuvent plus transformer en succès stratégiques et politiques. C’est, en aval, un cycle pervers qui s’installe. Les armées doivent, sur leur propre budget (2), financer une partie des opérations que l’État n’a pas budgétées, au détriment de leurs équipements et de leur entraînement. Comme le disait élégamment la présidente de la commission de la Défense nationale de l’Assemblée nationale, Patricia Adam, « proportionnellement, plus la défense travaille, moins elle en a les moyens (3) » !

Notes

(1) Administration ponctuelle de la capacité de destruction (frappes aériennes par avions ou drones, forces spéciales), sans l’« empreinte au sol » qui est la caractéristique de la projection de forces.

(2) Par le biais de la « solidarité interministérielle » dont elles sont elles-mêmes parties.

(3) Air & Cosmos, 31 octobre 2014.

Article paru dans DSI n°127, janvier-février 2017.

À propos de l'auteur

Vincent Desportes

Le général de division (r) Vincent Desportes a exercé des commandements multiples au cours de sa carrière opérationnel. Il a notamment été directeur du Centre de doctrine d’emploi des forces et commandant de l’École supérieure de guerre. Il est aujourd’hui professeur associé à Sciences Po Paris.

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