Magazine DSI

Après la démission du CEMA, quels défis pour la défense française ?

Présidentielle 2017
Tir d'exercice au CAESAR, près de la base de Bagram (Afghanistan) en 2009. (© Dod)

Le CEMA Pierre de Villiers a rendu sa démission au Président de la République, qui l’a accepté, au terme d’une crise commencée le 11 juillet (sur laquelle nous renvoyons le lecteur au fil Twitter de DSI). Nous publions ici l’introduction du numéro du magazine DSI consacré à l’élection présidentielle paru en mars 2017 qu’avait écrit Joseph Henrotin.

« La défense ! C’est la première raison d’être de l’État. Il n’y peut manquer sans se détruire lui-même » disait Charles de Gaulle en 1952 à Bayeux. Mais assurer la défense de la France dans le contexte actuel devient éminemment complexe. Alors que va commencer un quinquennat qui s’achèvera soixante-dix ans après le discours du général, quels défis attendent le nouveau chef de l’État ?

Comme tous les cinq ans, la rédaction a le plaisir de publier, avant le premier tour, les interviews de plusieurs candidat(e)s à la fonction suprême sur des questions de défense – six en l’occurrence. Pratiquement, nous l’avons fait suivant les mêmes règles qu’en 2007 et 2012 (1), le choix ayant été délibérément fait de sélectionner les candidats ayant le plus fort potentiel électoral, en cherchant dans le même temps à couvrir l’ensemble du spectre politique. Si toutes et tous ne sont pas égaux en matière de connaissances militaires ou encore de constitution d’équipes de conseil appropriées, il faut aussi constater que la rédaction d’un programme ou l’expression d’intentions se heurte fréquemment aux réalités. La planification de défense est une Arlésienne. Elle doit être conduite avec l’incertitude, tout en cherchant à la réduire (2). De facto, le quinquennat 2012-2017 n’a pas manqué de surprises qui, sans être stratégiques – et donc effectivement « surprenantes » –, n’en ont pas moins remis en question la vision de François Hollande, qui n’a pas hésité à lancer plusieurs opérations d’envergure : « Serval/Barkane », « Sangaris » et « Chammal ».

L’enjeu des opérations

S’il fallait qualifier les cinq dernières années pour les armées, sans doute serait-ce par le terme de « surchauffe ». Il y a certes moins d’OPEX conduites aujourd’hui qu’il y a dix ans, mais elles sont plus longues, plus risquées et plus exigeantes pour les hommes et un matériel déjà passablement fatigué. Surtout, ces interventions se combinent avec une opération « Sentinelle » non moins exigeante et avec des missions de réassurance face à la Russie. L’ensemble crée une situation détonante pour les personnels – avec des taux de divorce record – dont certains subissent encore les affres de LOUVOIS, comme pour les planifications. Certes, une inflexion s’est produite en 2015, avec l’arrêt de la réduction programmée des effectifs. Mais l’affaire s’est montrée plus complexe qu’une esquisse de « remontée en puissance » accompagnée d’une révision de la Loi de Programmation Militaire (LPM).

C’est à ce niveau que l’on peut observer un premier double défi, de taille : assurer le renouvellement des forces – soit 25 000 personnes par an – et donc être attractif ; tout en maintenant leur qualité. Le passage de quatre à cinq compagnies dans les régiments de l’armée de Terre est une opération particulièrement délicate. Certes, elle n’est pas du ressort du chef de l’État. En revanche, l’attractivité du métier militaire le sera plus que probablement, ce qui pose la question de la viabilité de « Sentinelle ». Si personne ne doute que les armées ont un rôle à jouer dans la sécurisation du territoire national, « Sentinelle » est, en sa forme actuelle, critiquée par pratiquement tous les professionnels pouvant parler librement, le véritable enjeu se situant au niveau de la « PERTEX » – la perte d’expérience (3). Un autre enjeu n’est pas moins important : la probabilité de nouveaux attentats sur le sol français étant forte, la crédibilité de forces juridiquement, matériellement et tactiquement inadaptées à ce type de missions ne pourra, au fil du temps et dans les conditions actuelles, que décroître. Par contrecoup, la légitimité du niveau politique risque évidemment d’être remise en cause.

De plus, la configuration stratégique est aujourd’hui défavorable, de sorte qu’un hypothétique nouveau livre blanc devra en tenir compte. Elle l’est, d’une part, du fait même de l’évolution du caractère de la guerre vers des logiques de guerre hybride dans lesquelles des groupes irréguliers s’approprient des technologies naguère encore réservées aux forces étatiques. Pour résumer de manière abrupte, le logiciel stratégique français était de compenser les faibles quantités par la qualité, des hommes comme des matériels alors que l’adversaire probable a pour lui le nombre et, de plus en plus, la qualité. Sans même parler de l’exemple des drones armés ou des armes chimiques de l’État islamique, des forces ont dû faire face à des assauts coordonnés, diurnes et nocturnes, de forces hostiles en République centrafricaine : leur maîtrise était celle d’une force bien entraînée (4).

Elle est défavorable, d’autre part, parce que ce qui faisait que la France pouvait s’engager en OPEX – notamment en Afrique – a perdu de sa consistance. Dans les années 1990, un processus de sécurisation européen a été mis en œuvre, dans lequel le droit international est devenu la pierre d’angle d’un système de résolution pacifique des conflits au travers d’un maillage d’institutions paneuropéennes (5). Si l’usage de la force n’était pas écarté, il devait n’intervenir qu’au terme, préalable, de négociations : la guerre, du moins en Europe, ne devait être qu’un ultime recours. Ce système de sécurisation européen nous permettant de nous concentrer sur le Sud plutôt que sur l’Est est devenu obsolète depuis l’invasion puis l’annexion de la Crimée par la Russie et son soutien aux opérations dans l’est de l’Ukraine (6). Traduction stratégique, ou la France doit s’impliquer au Sud comme à l’Est – au risque de diluer son influence – ou elle délègue la sécurisation de l’Est à la Pologne ou à l’Allemagne. Mais une telle logique exige d’être crédible pour disposer d’un poids, dès lors qu’une délégation sécuritaire n’est jamais intégrale.

Sans doute faudra-t-il ainsi réorienter les relations de défense avec ces deux États, qui apparaissent comme les deux poids lourds de la défense territoriale européenne. La première conserve près de 1 000 chars de bataille et avait en 2015 prévu de consacrer l’équivalent de 33 milliards d’euros sur dix ans, en plus de son budget de défense, pour la modernisation de ses forces. L’Allemagne, de son côté, s’est engagée à atteindre l’objectif des 2 % du PIB. Si les forces de Berlin ont un important retard opérationnel à rattraper, elles bénéficient de ressources budgétaires considérables (7). En l’occurrence, la France ne pourra pas conserver une influence à l’échelle mondiale si son flanc nord-ouest est vulnérable – d’une manière ou d’une autre, la question, éminemment politique, sera un enjeu majeur. Encore une fois cependant, cette délégation de la sécurité européenne ne peut être intégrale, au risque de la soumission de facto, et implique donc d’avoir une crédibilité. Dans le contexte est-européen actuel, celle-ci se mesure en volumes de forces et ce « dilemme sud/nord-est » sera sans doute structurant du prochain quinquennat.

L’enjeu des fondamentaux

On comprend au travers de ces développements que la configuration sécuritaire est problématique en l’état actuel des choses. Elle impose de maintenir des compétences sur l’ensemble du spectre opérationnel, depuis des opérations de très basse intensité jusqu’à la conduite de missions nucléaires en passant par des opérations conventionnelles de grande envergure. Dès lors, la question de la structure de force est appelée à se poser avec plus d’acuité. Le modèle actuel, « échantillonnaire », est le fruit, à la fois de réductions homothétiques et de la recherche de conservation d’un maximum de savoir-faire, parfois à l’état embryonnaire, dans l’optique d’une éventuelle remontée en puissance. La question est alors de savoir s’il faut procéder à cette dernière.

Si elle est désirable dans l’absolu – on ne parle plus déjà depuis longtemps du « costume ajusté » –, les obstacles sont nombreux. Le premier touche, assez classiquement, au recrutement (26 000 jeunes en 2016), à l’attractivité des fonctions et au maintien du niveau général des recrues. Le deuxième est plus problématique encore et renvoie à la manœuvre de gouvernement et des finances publiques. Dans l’absolu, la France est historiquement riche, avec un PIB de 2 118 milliards d’euros en 2016, de sorte que la baisse de régime liée à la crise économique de 2008 est compensée. Cependant, deux facteurs assombrissent le tableau :

  • le sous-investissement dans la défense résulte d’abord et avant tout de l’engagement de la puissance publique dans des domaines toujours plus nombreux. La dépense publique n’a fait que s’accroître depuis les années 1960 : en pleine guerre d’Algérie et en plein effort pour la constitution de la dissuasion, la défense représentait 28,5 % du budget de l’État, mais la dépense publique était inférieure à 36 % du PIB. Aujourd’hui, cette dépense publique atteint 57,5 % du PIB et la défense ne compte plus que pour 11,3 % du budget de l’État durant la LPM 2014-2019… ;
  • la dette publique a perdu son rôle de « réserve en cas de coup dur » pour devenir une modalité structurelle de financement des dépenses publiques (8). Or cette dette était, début janvier 2017, de 2 160,4 milliards d’euros, en croissance constante depuis dix ans. La question est peu problématique maintenant que les taux d’intérêt sont bas – son remboursement pèse donc moins sur la dépense publique. Mais que ces intérêts remontent de quelques pour cent et la capacité à financer les dépenses va considérablement se réduire. La capacité à créer de la dette est un facteur de liberté de manœuvre ; mais la dette elle-même est un facteur de réduction de cette liberté d’action.

La réponse à ces deux problématiques n’est évidemment pas simple et ces dernières ne peuvent être, au demeurant, que très partiellement contournées par l’un ou l’autre artifice conceptuel ou organisationnel. La question d’une « défense européenne » – en particulier dans le contexte post-20 janvier aux États-Unis – a refait son apparition, mais mettre en avant cette hypothèse implique de connaître les règles du jeu d’une coopération qui exclurait par ailleurs virtuellement le Royaume-Uni, poids lourd de la sécurité européenne… De facto, la question de la direction politique reste pendante. Une défense dans le cadre de l’Union européenne est d’emblée au milieu du gué. Sur l’une des rives, peu d’États européens sont partisans d’une Europe fédérale, excluant d’emblée une défense européenne intégrée : les armes ne peuvent céder à une toge n’existant pas. Sur l’autre, une organisation de défense, cette fois strictement intergouvernementale, incluant la plupart des pays européens, existe déjà, a fait ses preuves et dispose de tout un attirail conceptuel, doctrinal et administratif opérationnel : c’est l’OTAN. La question est de savoir quel rôle y joueront les États-Unis durant les quatre années du mandat Trump.

Au-delà, qu’il s’agisse de l’UE ou de l’OTAN, l’observateur peut avoir l’impression que les incantations à la coopération sont un facteur de diversion à l’égard de la vraie question. Trop souvent en effet, la coopération a été vue comme permettant de « faire autant avec moins de moyens ». Pour nombre d’États européens, elle est ainsi devenue le leitmotiv du désinvestissement alors que le principe, pour beaucoup de ces coopérations, était de faire « mieux avec autant », voire « bien mieux avec plus ». Il faut ainsi rappeler que coopérer a un coût, en termes d’interopérabilité des systèmes et d’envoi d’officiers dans des quartiers généraux déjà beaucoup trop nombreux en Europe – il existe, aujourd’hui, plus de 35 forces binationales et multinationales. En tout état de cause, qu’il s’agisse d’OTAN ou d’UE, se reposer davantage sur les coopérations ne signifiera pas, pour la France, gagner en poids stratégique et faire en sorte que le costume, pour reprendre cette image, soit à nouveau à la taille de celle qui le porte. La coopération ne résout en effet pas le « dilemme sud/nord-est » évoqué plus haut.

L’enjeu de la structure des forces

La coopération apparaît donc in fine comme un « plus » à l’autonomie stratégique, elle n’en dispense certainement pas, au risque du déclassement. Assurer cette autonomie passera alors par le maintien d’une structure de force robuste, mais cette dernière sera elle-même un enjeu. La logique échantillonnaire confine ainsi à une « nouvelle armée d’ancien régime » (9) arc-boutée sur des logiques de supériorité technologique sans doute valables dans les conditions stratégiques des années 1980 ou 1990, mais qu’il faudra probablement remettre en question. Les conflits récents ont en effet largement démontré que ni la masse ni la puissance de feu n’ont perdu de leur pertinence et que les logiques de « one size fits all » – notamment par la polyvalence – pourraient s’avérer coûteuses, en cherchant des niveaux d’excellence inaccessibles à une armée de bonne taille. Dans pareil cadre, la révision du modèle de stratégie des moyens (y compris les relations avec le monde industriel) sera sans doute aussi décisive que celle de la stratégie organique.

Dans les deux cas, aucune solution miracle n’existe. D’une part, parce que nombre de programmes ont pris du retard dans les années 2010 alors, que, dans le même temps, la « bosse budgétaire » des achats déjà actés ne diminuait pas de volume. D’autre part, parce que le nouveau quinquennat est le « berceau » de plusieurs programmes majeurs devant être lancés, à commencer par le renouvellement de la dissuasion (10). D’autres programmes de taille s’annoncent également : l’éventuel remplacement du Charles de Gaulle et la commande de deux sous-marins Suffren en plus ; 18 patrouilleurs BATSIMAR et cinq frégates FTI pour la Marine ; les milliers de véhicules de SCORPION ; ou encore, et sans être exhaustif, le Système de Combat Aérien Futur (SCAF) et le futur drone MALE de l’armée de l’Air. Il paraît impossible de couper plus qu’il a été fait, et dangereux d’annuler. Il ne reste donc plus qu’à être inventif.

Notes
(1) Les candidat(e)s sont présentés par ordre alphabétique. Ils ont reçu le questionnaire, identique pour tous, mi-janvier (à l’exception du candidat de la Belle Alliance populaire, pour lequel nous devions attendre la conclusion du deuxième tour de la primaire). Ils avaient tous comme consigne de rendre leurs réponses pour le 10 février, avec un maximum de 14 000 signes, espaces et notes compris.
(2) Pour reprendre l’expression très juste d’Étienne de Durand, « Planification de défense : la belle Arlésienne ? », in Stéphane Taillat, Joseph Henrotin et Olivier Schmitt (dir.), Guerre et stratégie. Approches, concepts, PUF, Paris, 2015.
(3) Voir notamment les articles publiés dans notre hors-série no 48 ; Romain Mielcarek, « “Sentinelle”, une opération plus politique que stratégique ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 49, août-septembre 2016 ; Michel Goya, « Les opérations militaires anxiolytiques », Défense & Sécurité Internationale, no 126, octobre-novembre 2016 ou encore Élie Tenenbaum, « La Sentinelle égarée ? L’armée de Terre face au terrorisme », Focus stratégique no 68, IFRI, juin 2016.
(4) Sur la question de la guerre hybride dans cette acception « historique » : Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, coll. « La pensée stratégique », Nuvis, Paris, 2014 ; Élie Tenenbaum, « Le Piège de la guerre hybride », Focus stratégique no 63, octobre 2015. Nous ne retenons pas ici l’acception otanienne de combinaison d’actions non militaires, de l’usage de forces dé-identifiées, de propagande et de cyberactions. Du point de vue de la stratégie théorique, elle ne présente en réalité pas une nouveauté.
(5) En particulier l’OSCE, le Conseil de l’Europe, le Partenariat pour la paix, le Conseil conjoint permanent puis le Conseil OTAN-Russie.
(6) S’il est devenu de coutume ces derniers mois de légitimer l’attitude russe par rapport à tel ou tel événement, l’auteur ne veut pas entrer dans cette logique. D’une part, parce que la Russie est signataire de l’accord de Budapest de décembre 1994 sur l’intégrité des frontières ukrainiennes. D’autre part, parce que l’usage de la force entre États européens sans autre forme de procès est effectivement une nouveauté : la guerre du Kosovo a été précédée de négociations.
(7) Le budget de défense allemand était de 37,135 milliards d’euros – soit 1,19 % du PIB. Sans même atteindre les 1,5 % du PIB, le budget allemand dépasserait le français, sans qu’une dissuasion soit à financer… Voir Bertrand Slaski, « Livre blanc allemand de la défense : entre continuité et évolution », Défense & Sécurité Internationale, no 126, novembre-décembre 2016. L’attractivité stratégique allemande est également importante : voir Joseph Henrotin, « De la durabilité de la puissance militaire française », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 31, août-septembre 2013.
(8) Souvent interprété comme une limitation de souveraineté nationale, l’impératif du maintien d’un déficit à 3 % ne vise qu’à réduire la part de la création de dettes dans les budgets nationaux…
(9) Sur ce concept, que l’auteur doit à ses discussions avec Benoist Bihan, Joseph Henrotin, L’art de la guerre à l’âge des réseaux, ISTE, Londres, 2017.
(10) En l’occurrence, c’est surtout à partir de 2025 que le coût du remplacement sera sensible : il aura alors doublé, passant à six milliards par an. Joseph Henrotin, « Dissuasion : l’autre enjeu des 2 % », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 49, août-septembre 2016.

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