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L’OTAN et la stratégie maritime : retour vers le futur ?

((c) OTAN

Naturellement « atlantique », l’OTAN a une relation particulière à la stratégie navale/maritime, qui s’inscrit rapidement dans sa structure avec la mise en place, en janvier 1952, du Supreme Allied Commander Atlantic (SACLANT). Basé à Norfolk, il est, avec le Supreme Allied Commander Europe (SACEUR) l’un des piliers militaires de l’Alliance. Dans la foulée du sommet de Prague, il cède cependant la place à l’Allied Command Transformation. La mer est-elle pour autant délaissée dans la stratégie de l’OTAN comme dans celle de ses membres ?

La réponse à cette question est moins évidente qu’il n’y paraît. Historiquement et d’un point de vue militaire, on peut débattre de l’Atlantique comme centre de gravité opératif de l’OTAN. C’est sa maîtrise qui conditionne la possibilité pour le géant américain d’engager massivement ses forces en Europe, avant toute montée aux extrêmes nucléaires. Elle est notamment testée à travers des exercices comme REFORGER (1), qui combinent à la fois transport maritime, débarquement dans les grands ports civils et progression vers les zones de bataille. Si les forces européennes et américaines/canadiennes déployées en Europe devaient absorber le gros du choc d’un assaut conventionnel du Pacte de Varsovie, les troupes américaines projetées à travers l’Atlantique étaient à la fois un échelon permettant de compenser les pertes, mais aussi de disposer d’une certaine masse de manœuvre.

L’URSS l’avait évidemment compris, axant sa stratégie navale principalement sur le développement de ses forces sous-marines, mais aussi de son aéronavale basée au sol – deux moyens de tenter de compenser la supériorité navale américaine (2). L’OTAN n’est évidemment pas restée passive en la matière, sur les plans technique – avec la mise en place d’un centre d’expertise de lutte ASM à La Spezia (3) – comme géostratégique. La base aérienne islandaise de Keflavik a rapidement acquis un statut stratégique, la maîtrise maritime devant se penser comme aéromaritime (4). Avec la fin de la guerre froide – et le déclassement corrélatif de la marine russe –, ce statut spécifique de l’Atlantique semblait s’évanouir. Sa signification militaire semblait ainsi s’estomper, les marines otaniennes se concentrant, à l’instar des forces terrestres et aériennes, sur des logiques expéditionnaires. L’Atlantique restait certes un espace politiquement symbolique, mais surtout militairement incontesté : une interface de transit. Symbole parmi d’autres, Keflavik n’était plus guère utilisée depuis 2002 et fut formellement rendue à l’Islande en 2006.

Le retour à la mer

Reste que le retour de la puissance russe pose également question à l’OTAN à plusieurs égards et que l’attention se focalise à nouveau sur l’Atlantique. D’une part, parce que son statut d’interface le rend essentiel pour les déploiements en mer Baltique et en mer Noire, en particulier pour les États-Unis et Royaume-Uni. D’autre part, parce que l’activisme russe, renaissant, ne se manifeste pas que dans ces deux mers, mais aussi au large de la Norvège et, au regard de la guerre syrienne, en Méditerranée. Cet activisme se traduit au demeurant par des vols de bombardiers qui transitent par l’Atlantique, avant d’aboutir dans la Manche, en mer du Nord, ou encore au large du Portugal. Dans les faits donc, on constate une remaritimisation des enjeux de sécurité en Europe. La géographie, de ce point de vue, est têtue : les États européens restent dépendants pour leur sécurité des États-Unis, mais aussi, et par extension, de la mer (5).

De facto, on peut également constater une remontée en puissance de la marine russe. Certes, elle est mesurée : on est très loin des niveaux qualitatifs et quantitatifs des années 1980. En revanche, si la planification russe en matière de construction navale est clairement en retard, elle est pour partie compensée par l’attention apportée aux systèmes antinavires de longue portée supersoniques et, demain, hypersoniques (6). Moscou continue également de travailler à la modernisation de ses 23 sous-marins les plus anciens (7), tout en tentant de déployer la nouvelle génération de Yasen, dont un seul exemplaire est actuellement en service (8). À titre de comparaison, la marine russe de 1992 alignait encore 95 sous-marins à propulsion nucléaire d’attaque ou lanceurs de missiles de croisière. À ce moment, elle disposait aussi de 293 bombardiers Bear, Backfire et Badger pour l’assaut à la mer lointain et la lutte ASM (9). Ne restent aujourd’hui que 12 Bear-F de lutte ASM. La flotte de surface a également fondu, les nouvelles unités ne compensant pas, en tonnage, celles perdues (10).

A contrario, on peut suggérer que si la menace potentielle a décru, c’est également le cas pour les marines de l’OTAN. Non seulement elles se sont recentrées sur des capacités expéditionnaires, mais elles ont peu investi le segment de la lutte antinavire supersonique/hypersonique. Pis, des pans entiers ont pu être abandonnés, au moins temporairement. Le Royaume-Uni a ainsi dû faire machine arrière quant à ses capacités de patrouille maritime, avec l’achat, non initialement envisagé lors du retrait des Nimrod, de P-8. Il devrait par ailleurs ne plus disposer de missiles antinavires durant les années 2020, en attendant leur remplacement par le futur engin franco-britannique. D’ici à 2020, deux chasseurs de mines seront perdus et il est question de revendre trois des 13 frégates de Type-23. Le Danemark – si stratégique dès lors qu’il contrôle les détroits du Skagerrak et du Kattegat – avait quant à lui abandonné sa capacité sous-marine au profit de nouvelles frégates. L’histoire des marines européennes est ainsi, à bien des égards et en prenant les précautions d’usage – notamment parce que ces navires ne sont pas affectés en permanence à l’OTAN – celle d’une réduction capacitaire, qu’illustre le tableau 1.

La décroissance capacitaire des marines otaniennes a cependant été limitée à plusieurs égards. D’abord, à l’étage des moyens, parce que la base industrielle et technologique est bien maintenue, au risque de la dispersion. Ainsi, six programmes de frégates sont en cours en Europe (11). Par ailleurs, si plusieurs programmes – PPA italiens, K130 allemandes, soit 34 navires à terme – n’entrent pas stricto sensu dans la catégorie des frégates, ils en affichent les capacités et seraient indubitablement utiles dans des opérations de haute intensité. Les capacités pour la production de sous-marins sont également maintenues, y compris pour les bâtiments à propulsion nucléaire. Ensuite, à l’étage opérationnel, parce que les savoir-faire opérationnels n’ont pas été perdus, en particulier du fait de navigations au long cours imposées par les projections expéditionnaires.

Enfin, à l’étage organique, parce que l’OTAN continue d’accorder de l’importance aux facteurs maritimes et dispose toujours d’un Allied Maritime Command (AMC), sous la tutelle de l’Allied Command Operations. L’actuel AMC est l’ancien EASTLANT – qui assumait la responsabilité sur l’est pour l’ACLANT – et dispose, depuis 2010, de l’ensemble des attributions maritimes (12). L’AMC peut s’appuyer sur quatre groupes permanents, armés par les marines des États membres sur la base de rotations : les SNMG (Standing NATO Maritime Group) 1 (Atlantique) et 2 (Méditerranée) de combat de surface (13) ; et les SNMCMG (Standing NATO Mine Countermeasures Group) 1 et 2 pour la guerre des mines. Ces groupes agissent comme force de réaction rapide dans le domaine naval, mais sont aussi le reflet d’une organisation qui ne dispose que des forces que ses États membres veulent bien lui déléguer.

Ainsi, si le tableau peut montrer une supériorité matérielle écrasante de la part de l’OTAN sur la Russie, ces capacités restent nationales et ne constituent guère qu’un réservoir de forces. Comparativement, un SNMCMG ne représente que six ou sept chasseurs de mines ; et un SNMG que cinq ou six frégates et un ravitailleur. Le SNMG 2 aligne en sus quelques patrouilleurs. Les capacités immédiatement disponibles sont d’autant plus en trompe-l’œil que plusieurs marines font face à de réels problèmes de recrutement et que tous les bâtiments ne peuvent pas être armés simultanément, au Royaume-Uni ou en Norvège notamment. In fine, une « mobilisation générale » serait donc à relativiser. Ce type de problème propre aux alliances et aux coalitions ne se pose comparativement pas en Russie, même si cette dernière fait face à ses propres difficultés.

Quelles évolutions ?

Les récents exercices « Zapad 2017 » sont porteurs de leçons dans le domaine maritime. Alors que la plupart des actions russes étaient attendues en mer Baltique, Moscou a créé la surprise dans l’Atlantique nord. L’une des phases de l’exercice a consisté en la simulation d’un débarquement amphibie sur l’archipel du Svalbard. Sous souveraineté norvégienne, il est régi par un traité datant de 1920 et est considéré comme une zone démilitarisée. Les exercices ont mobilisé 50 bâtiments (dont 10 sous-marins et 20 bâtiments de combat de surface), 30 avions et environ 5 000 hommes. Au moment de leur conduite, seuls huit F-16 norvégiens étaient en état de voler – aucun P-3 de patrouille maritime n’étant disponible –, tandis que l’incapacité norvégienne à anticiper cette phase des « Zapad » a également été soulignée (14). L’exercice a reçu l’appui de deux vagues de bombardiers en mer de Barents et si la première a été interceptée par les appareils norvégiens, ces derniers étaient revenus à leur base pour se ravitailler lorsque la deuxième est arrivée sur zone.

Si l’on peut voir dans cette phase de « Zapad » un exercice ciblant précisément le Svalbard, on peut également la lire comme la démonstration d’une capacité russe à opérer sur l’Islande. Les capacités de renseignement et d’intervention de l’OTAN dans pareil scénario ne seraient guère plus étoffées que celles dont disposait la Norvège : au mieux, deux ou trois P-8 sont positionnés à Keflavik. La dissolution de l’ACLANT est également allé de pair avec un relatif abandon du Sound Surveillance System (SOSUS) et l’élimination des T-AGOS dans l’Atlantique (15). Le SOSUS s’appuyait sur des capteurs hydrophoniques positionnés dans le « triangle GIUK » (Groenland, Islande, Royaume-Uni), sous la responsabilité de l’US Navy, avec pour fonction première la détection de sous-marins entant dans l’Atlantique. Leurs signaux sont relayés à des centres de traitement au sol comprenant des personnels canadiens. Washington semble toutefois, depuis 2016, investir dans la modernisation du SOSUS, avec le développement du Deep Reliable Acoustic Path Exploitation System (DRAPES).

Au-delà de l’Islande, force est aussi de constater que la question maritime concerne également la Baltique et la mer Noire, deux mers fermées dont la géographie a des effets directs sur la conduite des opérations (16). Deux questionnements politiques se posent alors. En Baltique, c’est celui de la coopération des forces suédoises et finlandaises, bien adaptées à la zone. En la matière, Stockholm et Helsinki ont multiplié les participations aux exercices otaniens et le débat sur la nature des relations à entretenir avec l’OTAN est clairement ouvert en Suède. Cette dernière, au demeurant, perçoit clairement les actions russes comme une menace, en particulier après des exercices au cours desquels ont été établis des profils de vol agressifs en direction de la capitale suédoise. La question de la mer Noire suscite quant à elle, par contrecoup, des interrogations sur le positionnement turc à l’égard de l’OTAN. Ankara reste de facto maîtresse des détroits donnant accès à la mer Noire et constitue également le « poids lourd naval » de la région. Reste toutefois à voir si l’agenda politique turc restera otano-compatible…

Article paru dans DSI Hors-série n°57, décembre-2017-janvier 2018

Notes

(1) Return of Forces to Germany.

(2) Diego Ruiz Palmer, « A Maritime Renaissance : Naval Power in NATO’s Future », in Joachim Krause et Sebastian Bruns (dir.), Routledge Handbook of Naval Strategy and Security, Routledge, Londres, 2016,

(3) Mis en place en tant qu’Undersea Research Centre, il devient ensuite le NATO Undersea Research Centre (NURC), puis le Centre for Maritime Research and Experimentation (CMRE) en 2003. Le NRV Alliance, seul bâtiment de l’OTAN, y est rattaché. Utilisé pour des essais, il entre en service en 1988 sous drapeau allemand puis est transféré en 2016 à la marine italienne, qui fournit l’équipage.

(4) Ce de quoi le roman Tempête rouge de Tom Clancy rend parfaitement compte, au travers de la scène de la prise de la base par des forces russes au terme d’une première frappe aérienne. Initialement utilisée par l’US Air Force, la base passe sous la tutelle de l’US Navy en 1961. Jean-Jacques Mercier, « Guerre froide dans l’Arctique. Quand l’histoire rejoint le présent », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 29, avril-mai 2013.

(5) De facto, la nature des matériels à projeter en Europe depuis les États-Unis n’a pratiquement pas changé depuis la guerre froide – le triptyque « chars M-1/véhicules de combat d’infanterie M-2/obusiers M-109 » –, à l’exception des véhicules de liaison, plus lourds. Logistiquement parlant, la mer s’impose donc toujours pour toute projection.

(6) Alexandre Sheldon-Duplaix, « Signification politique et militaire des nouveaux missiles de croisière russes », Défense & Sécurité Internationale, no 127, janvier-février 2017.

(7) Le plus ancien, un Sierra II, est entré en service en 1987.

(8) Il avait été mis sur cale en 1993. Six autres unités pourraient entrer en service entre 2018 et 2023.

(9) L’année stratégique 1993, Dunod, Paris, 1993.

(10) Les plus gros projets – porte-avions, « destroyers » de type Lider, frégates de classe Gorshkov – ne progressant que lentement.

(11) FREMM franco-italienne, FTI française, F110 espagnole, Type-26 et Type-31 britanniques, nouvelles frégates néerlandaises.

(12) Le commandement maritime de Naples ayant été dissout.

(13) Respectivement, les anciens STANAVFORLANT et STANAVFORMED.

(14) Kjetil Stormark, « Russian forces exercised attack on Svalbard », Aldrimer​.no, 18 octobre 2017 (https://​www​.aldrimer​.no/​r​u​s​s​i​a​n​-​f​o​r​c​e​s​-​e​x​e​r​c​i​s​e​d​-​a​t​t​a​c​k​-​o​n​-​s​v​a​l​b​a​rd/).

(15) De petits bâtiments de classe Stalwart porteurs de sonars remorqués et devant permettre de combler les lacunes du SOSUS. Dans le Pacifique, quatre bâtiments de classe Victorious et le seul de la classe Impeccable restent actifs.

(16) Joseph Henrotin, « Combattre dans les mers fermées dans les nouvelles conditions technologiques », Stratégique, no 109, 2015/2 ; voir également Milan Vego, Naval Strategy and Operations in Narrow Seas, Frank Cass, Londres, 1999 (2e éd., 2003).

Tableau 1. Capacités navales de haute mer de l’OTAN, 1992-2017

Pays

Porte-avions/aéronefs (1992/2017)

Grands bâtiments de surface (1992/2017) (1)

Sous-marins (1992/2017)

Avions de patrouille maritime (1992/2017)

Allemagne

0/0

14/10

22/6

14/8

Belgique

0/0

4/2

0/0

0/0

Bulgarie

*/0

*/4

*/0

*/0

Canada

0/0

20/12

3/4

18/18

Danemark

0/0

3/5

5/0

0/0

Espagne

1/1

15/11

8/3

7/5

États-Unis

14/10

176/84 (2)

87/54

433/110

France

2/1

39/23

13/6

30/12

Grèce

0/0

13/13

10/11

0/6

Italie

1/2

28/17

8/7

18/0

Norvège

0/0

5/5

11/6

6/6

Pays-Bas

0/0

16/6

5/4

13/0

Pologne

*/0

*/2

*/5

*/0

Portugal

0/0

11/5

3/2

6/5

Roumanie

*/0

*/3

*/0

*/0

Royaume-Uni

3/0

41/19

25/7

30/0

Turquie

0/0

20/18

12/13

34/0

Total hors États-Unis

7/4

229/155

125/74

176/60

* : non pertinent

Sources : IISS Military Balance 2017 ; L’année stratégique 1993 ; CAPRI.

Notes

(1) À partir de la frégate.

(2) Compte non tenu des LCS, initialement considérés comme des corvettes.

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