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Action terrestre future

L’armée de Terre a publié récemment un document de réflexion prospective, Action terrestre future : demain se gagne aujourd’hui (1), ci-après désigné ATF. Cet écrit de qualité dessine des tendances importantes pour l’avenir de cette institution. Il constitue le troisième pilier de sa transformation actuelle, aux côtés du modèle « Au contact » et de son « outillage » au travers, en particulier, du programme SCORPION. Il vise à fournir un cap et à donner du sens à cette « renaissance » de l’armée de Terre. Le document étant riche et stimulant, nous nous bornerons ici à en décrire les principaux points tout en essayant de les replacer dans le contexte de la réflexion stratégique contemporaine.

Pourquoi ce document maintenant ?

La nécessité de ce document s’explique en particulier, selon ses auteurs, par la convergence de deux évolutions majeures :
les progrès continus des technologies de l’information et de la communication, mais surtout les avancées majeures dans les domaines des biotechnologies et des nanotechnologies, de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives qui seront accessibles au plus grand nombre ;
une contestation de plus en plus vive du modèle occidental et un risque de rapprochement du territoire national de multiples formes de violence.
À partir de ces deux constats, ATF cherche à « envisager l’action terrestre à venir » et à déterminer les qualités qui seront nécessaires à l’armée de Terre pour vaincre ses adversaires potentiels.

Le « besoin en armée de Terre »

La première partie du document s’attache donc à décrire le « besoin en armée de Terre ». Après des rappels sur la nécessité de l’engagement au sol, parmi les populations et dans la durée, dès lors que l’on veut résoudre une crise, le document souligne le caractère évolutif de l’environnement de nos opérations. Ainsi, la redistribution de la puissance annonce un retour de la violence. Un nouveau continuum sécurité intérieure-défense se met en place, qui justifie l’installation d’un dispositif permanent de protection du territoire. Cela fait écho au rapport sur l’emploi des forces armées sur le territoire national (2) déposé par le ministère de la Défense au Parlement en mars 2016, qui marque la volonté d’abandonner la logique de projection sur le territoire national au profit d’une inscription dans la durée, d’où le concept de « posture de protection terrestre ». L’autre évolution du contexte mise en avant dans ce document est la remise en cause de la supériorité militaire occidentale. Qu’elle soit le fait de puissances mondiales ou régionales ou de groupes irréguliers profitant de la dissémination d’armements sophistiqués, elle aboutit à la fin du « confort opératif » qui a marqué nos interventions extérieures depuis plusieurs dizaines d’années.

Le document propose une lecture de la contribution stratégique des forces terrestres à la sécurité nationale et à la défense. La spécificité de l’engagement au sol permet de conduire des actions physiques en prise directe avec l’adversaire et son milieu de vie. On note toutefois que le rôle de l’armée de Terre n’est pas décliné pour chacune des cinq fonctions stratégiques (connaissance et anticipation, dissuasion, protection, prévention, intervention) énoncées dans le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013. En particulier, à l’heure où l’OTAN s’appuie de plus en plus sur les forces terrestres pour crédibiliser sa posture de dissuasion (nucléaire et conventionnelle) en Europe à travers la « présence avancée renforcée » (Enhanced Forward Presence), une vision terrienne de la problématique aurait été la bienvenue.

Face à ces changements, il est donc nécessaire de « renouveler l’approche des engagements militaires ». Le « temps des opérations extérieures (3) » a marqué une parenthèse où l’efficience, c’est-à-dire la recherche d’action militaire rapide et à moindre coût, dominait pour une « armée techno-professionnelle compacte ». ATF propose ainsi des pistes d’adaptation des modes d’action terrestres censés répondre à cette tendance à la réduction de la marge de manœuvre occidentale.

Les facteurs de supériorité opérationnelle

L’armée de Terre a retenu huit Facteurs de Supériorité Opérationnelle (FSO) qui, contrairement aux principes de la guerre, ne sont pas des invariants.

Le premier facteur est la compréhension : « Fondée sur la conscience, l’analyse puis le jugement, la compréhension prolonge la connaissance pour lui donner une valeur réellement opératoire » (p. 25). Cette aptitude est nécessaire pour pouvoir appréhender un environnement complexe. Pour la stimuler, les auteurs proposent de renforcer les capacités d’analyse et de jugement, mais n’oublient pas non plus l’apport que pourrait offrir l’intelligence artificielle afin d’aider au traitement de volumes d’informations de plus en plus importants.

Le deuxième facteur de supériorité est la coopération, c’est-à-dire « la faculté à agir voire à combattre conjointement avec l’ensemble des acteurs prenant part au règlement d’une crise extérieure ou intérieure » (p. 29). Cela passe par l’interopérabilité qui nécessite des dispositions techniques et une doctrine adaptées. L’Assistance Militaire Opérationnelle (AMO) a aussi un rôle à jouer pour les pays avec lesquels l’interopérabilité n’est pas « institutionnalisée », essentiellement hors OTAN. Afin de renforcer la capacité des forces terrestres à remplir cette mission, ATF propose de manière originale d’augmenter le taux d’encadrement des unités. Si l’on imagine que la proposition ne sera pas forcément bien accueillie par la Cour des comptes, qui avait critiqué dans un rapport publié en juillet 2012 (4) le taux d’encadrement au sein des armées et l’augmentation de la masse salariale malgré les déflations, le contexte a changé depuis, et l’importance centrale de la coopération est un argument puissant.

Le troisième facteur de supériorité choisi est l’agilité, soit « la capacité permanente des forces à répondre à l’évolutivité d’un environnement caractérisé par la variété, la turbulence et l’incertitude » (p. 33). L’agilité doit d’abord être intellectuelle, avec la capacité à appréhender les réalités locales diverses ou encore l’acceptation d’une irréductible incertitude. Elle recouvre aussi l’imagination (5). L’agilité dépend également d’un « nouvel équilibre organisationnel ». L’infovalorisation à venir avec le programme SCORPION devrait aider en permettant en particulier les reconfigurations rapides et le passage à des structures en mode réseau. Ces dernières sont néanmoins encore difficiles à imaginer (6), tant nous sommes habitués à la verticalité. De petites structures, et en particulier celles employées par les forces spéciales, offrent des pistes de réflexion (7). Il est néanmoins difficile d’adapter l’agilité à des unités plus importantes. Pour accélérer la manœuvre, ATF insiste sur la constitution d’essaims de drones et sur la combinaison drones/hélicoptères (les prémices de ce type de combat sont déjà apparues avec l’utilisation combinée d’AH-64 Apache et de RQ-7 Shadow en Irak). Le renforcement pour l’aérocombat des capacités de discrétion radar et de vol tactique pour participer à la destruction des défenses sol-air adverses est pareillement mis en valeur. Ici, l’action de l’ALAT en Libye (8) a clairement ouvert la voie.

La masse, c’est-à-dire « la capacité à générer et entretenir les volumes de forces suffisants pour produire des effets de décision stratégique dans la durée, prenant en compte les impératifs dictés par le cadre espace/temps spécifique à chaque opération », fait un retour très intéressant. Selon les auteurs, elle est nécessaire en raison de « l’expansion démographique du flanc sud de l’Europe », de la multiplication des mégacités et de l’importance de disposer de forces robustes pour une dissuasion classique. Ils appellent donc à la constitution d’une force terrestre d’active suffisamment importante – sans pour autant avancer de chiffre. Ces effectifs peuvent aussi être accrus en agrégeant des renforts par l’AMO, l’engagement d’opérateurs privés, les coalitions ou de « nouveaux dispositifs d’appel à la réserve et de “service citoyen” ». À ce titre, les auteurs en appellent à « l’héritage de la levée en masse et de la conscription ». Le document s’inscrit ainsi dans le prolongement de la tendance actuelle, qui s’est traduite par la décision récente d’augmenter les effectifs des réservistes de 28 000 à 40 000 hommes et de recréer une garde nationale. La question de la remontée en puissance (9) n’est pas oubliée dans ce document. Les auteurs soulignent une nouvelle fois la nécessité d’un taux d’encadrement élevé afin de pouvoir faire face, par exemple, à l’éventualité du rappel sous les drapeaux de tout ou partie des 118 000 anciens militaires et gendarmes qui constituent la réserve de deuxième niveau. L’US Army a engagé un projet dans ce sens en créant six brigades « Train, assist and advise ». En temps normal ces dernières disposeront du même encadrement qu’une brigade d’infanterie classique et seront utilisées pour des missions d’AMO. En cas de besoin, elles seraient en mesure d’encadrer une remontée en puissance. Enfin, le document souligne que la technologie peut contribuer à la masse, par exemple à travers la robotisation ou l’automatisation de certaines tâches.

Le cinquième facteur de supériorité, l’endurance est définie comme « la capacité à durer en opérations, à supporter l’enchaînement des sollicitations opérationnelles en encaissant des coups et à résister dans le temps dans un environnement hostile » (p. 43). Il est envisageable de la faciliter par l’allégement de l’empreinte logistique (les imprimantes 3D peuvent jouer un rôle), mais aussi par des choix technologiques maîtrisés au moment de la conception des matériels. Les auteurs font référence au concept d’innovation frugale de Navi Radjou (10), mais on sent aussi poindre les réflexions du général Desportes sur la « juste technologie » (11).
La force morale, sixième facteur, « repose à la fois sur la résistance et la puissance des dispositions mentales et psychologiques d’un individu (le chef comme le subordonné) ou d’un groupe d’individus » (p. 47). ATF note ici des points de vigilance, notamment la possible fragilité d’individus extrêmement connectés dans la vie quotidienne qui se retrouveraient en situation « d’isolement numérique ». Le besoin de rusticité, qui fait un retour dans bien des armées occidentales, est aussi mis en avant.
Pour développer le septième facteur, l’influence, entendue comme « la capacité à agir sur les perceptions à un degré équivalent aux actions cinétiques et classiques » (p. 51), ATF propose l’intégration de cellules spécialisées « à tous les niveaux du système de commandement ».

Enfin, huitième et dernier facteur de supériorité opérationnelle, la performance du commandement dépend de la capacité à prendre en compte quatre impératifs : intelligence des situations, accélération des décisions, plasticité des organisations et réduction des vulnérabilités. Pour y parvenir, il est notamment nécessaire de réduire la taille des postes de commandement (PC). L’US Army s’est lancée dans un projet de ce type avec « Command Post 2025 », dans le but de réduire l’empreinte au sol de PC afin qu’ils puissent être déployés et déplacés rapidement, bénéficiant pour ce faire de technologies telles qu’un cloud tactique.

Parmi ces huit facteurs, deux sont annoncés comme ayant une place particulière dans l’ensemble : l’agilité tactique et la masse. C’est finalement ce dernier point qui semble véritablement marquer une rupture par rapport au modèle préexistant : cette volonté du retour de la masse vient peut-être sonner le glas des opérations extérieures telles qu’elles ont existé depuis 1977, voire de l’armée essentiellement tournée vers l’expéditionnaire, pour inaugurer un rééquilibrage durable et profond des missions stratégiques de l’armée de Terre et de ses rôles sur tout le spectre de la conflictualité.

Article paru dans DSI n°127, janvoer-février 2017

Notes

(1) État-major de l’armée de Terre, Action terrestre future : demain se gagne aujourd’hui, , septembre 2016 (http://​www​.defense​.gouv​.fr/​t​e​r​r​e​/​m​e​d​i​a​t​h​e​q​u​e​/​d​o​c​u​m​e​n​t​a​t​i​o​n​s​/​a​c​t​i​o​n​-​t​e​r​r​e​s​t​r​e​-​f​u​t​u​r​e​-​d​e​m​a​i​n​-​s​e​-​g​a​g​n​e​-​a​u​j​o​u​r​d​-​hui).

(2) « Conditions d’emploi des armées lorsqu’elles interviennent sur le territoire national pour protéger la population », rapport au Parlement, ministère de la Défense, mars 2016 (http://​www​.defense​.gouv​.fr/​a​c​t​u​a​l​i​t​e​s​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​r​a​p​p​o​r​t​-​a​u​-​p​a​r​l​e​m​e​n​t​-​r​e​l​a​t​i​f​-​a​u​x​-​c​o​n​d​i​t​i​o​n​s​-​d​-​e​m​p​l​o​i​-​d​e​s​-​f​o​r​c​e​s​-​a​r​m​e​e​s​-​s​u​r​-​l​e​-​t​e​r​r​i​t​o​i​r​e​-​n​a​t​i​o​nal).

(3) Michel Goya, « Le temps des opérations extérieures », Les chemins de la mémoire, no 235, avril 2013, p. 7-10.

(4) « Bilan à mi-parcours de la loi de programmation militaire », Cour des comptes, 11 juillet 2012 (http://​www​.ccomptes​.fr/​P​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​P​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​L​e​-​b​i​l​a​n​-​a​-​m​i​-​p​a​r​c​o​u​r​s​-​d​e​-​l​a​-​l​o​i​-​d​e​-​p​r​o​g​r​a​m​m​a​t​i​o​n​-​m​i​l​i​t​a​ire).

(5) Rémy Hémez, « Tactique : le devoir d’imagination », Les Cahiers de la Revue Défense Nationale, « Penser autrement pour une approche critique et créative des affaires militaires », juin 2015, p. 50-56.

(6) Voir par exemple : Guy Hubin, « Les nouvelles technologies nous imposent-elles de repenser la tactique ? », blog Ultima Ratio, 6 juin 2016 (http://​ultimaratio​-blog​.org/​a​r​c​h​i​v​e​s​/​7​759).

(7) Voir Stanley McChrystal, Team of Teams : New Rules of Engagement for a Complex World, Portfolio/Penguin, Londres, 2015.

(8) Lire : Pierre Verborg, Envoyez les hélicos !, Éditions du Rocher, Paris, 2015.

(9) Sur ce sujet, lire : Guillaume Garnier, « Les chausse-trapes de la remontée en puissance. Défis et écueils du redressement militaire », Focus stratégique no 52, IFRI, mai 2014.

(10) Navi Radjou et Jaideep Prabhu, L’innovation frugale : Comment faire mieux avec moins ?, Diateino, Paris, 2015.

(11) Vincent Desportes, « Armées : “technologisme” ou “juste technologie” ? », Politique étrangère, 2/2009 (été), p. 403-418.

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